samedi 19 décembre 2020

“Mathématiques congolaises” de In Koli Jean Bofane

“Mathématiques congolaises” de In Koli Jean Bofane, éd. Actes Sud


Le monde entier est un calculus, et Célio Matemona crié Célio Mathématik se pique de la savoir. Tout commence par une équation politique qui tourne vinaigre pour un pauvre figurant payé pour pas de chance. De fil en aiguille, entre ses amis qui doivent prendre la tangente dans les entrailles externes de Kinshasa et les angles infinis à arrondir, Célio s’interroge sur le sens de sa fulgurante carrière... OK, vous n’avez rien compris à ce que je viens de résumer? Normal. C’est voulu. Parce qu’en politique congolaise, tout n’est qu’apparence. Et pour les maintenir, jusqu’où va-t-on aller trop loin dans le mensonge, la corruption crasse et le crime? 

Je ne connais presque rien du Congo ni de son histoire politique, mais j’ai suivi avec passion le destin de l’orphelin (narration saisissante de la guerre civile durant laquelle il perd ses parents) Célio Mathématik qui tente de tirer son épingle du jeu, comme tout un chacun habité par la faim quotidienne. La faim justifie les moyens, et souvent ils sont définitifs. 

Je me souviens qu’un jour, en 1983, mon prof d’anglais affirmait que les gens ne veulent exercer le pouvoir que pour eux-mêmes. Ils aiment le pouvoir. En apprenti communiste que j’étais, je me disais que les gens au contraire devraient exercer le pouvoir pour les autres puisqu’ils sont élus. Hors, ce prof affirmait le contraire. Je ne l’ai jamais oublié. Et j’ai l’impression qu’en littérature, qui veut vraiment représenter le peuple termine assassiné. Ça ne se fait pas. Je ne veux pas paraître cynique mais la littérature n’est hélas que le pâle reflet de la réalité. Tout ça pour dire que Jean Bofane a la plume des grands. Il sait décrire, il sait emporter le lecteur, il sait maintenir le rythme, et même plus les pages défilent, plus tu trembles. La fin est haletante. Tu veux savoir. J’ai pensé aux grands écrivains latinoaméricains qui ont évoqué avec brio l’époque terrible des dictatures, et bien sûr à “La Vie et demie”, du géant Sony Labou Tansi. Ce roman, c’en est un grand. Comme son auteur. 

(Le problème, quand tu lis un grand roman et que tu as la prétention de devenir écrivain, c’est que la barre est haute pour faire aussi bien. Bien sûr, il ne faut pas se comparer, il faut écrire son œuvre à soi, celle qui te remue les tripes, mais comment tu veux oublier de telles lectures, hein? L’écrivain est d’abord lecteur, c’est là le problème.) 



"Western tchoukoutou” de Florent Couao-Zotti

"Western tchoukoutou” de Florent Couao-Zotti, éd. Gallimard


Le spaghetti du western béninois est liquide et se nomme tchoukoutou. Il rend nos trois larrons, les héros de la farce (à savoir un shérif rapide sur la détente, un cow boy fonceur et un cabaretier désespéré, amis d’enfance) mauvais. Ça oui ils l’ont mauvaise quand l’ex-beauté Kalamity Djane revient en ville (elle était pas morte? Mais oui elle était morte! Impossible que ce soit elle!!! Maman, un fantôôôme!) pour remettre en ordre son acte de naissance, vu que sa mort, on la connaît. Ça va brasser dans les chaumières de Natingou City. Le shérif se déplace en deux chevaux nerveuse, la vengeresse et son veuf inlassable amoureux un tantinet gratteux (ah, oui, il y a de l’amour aussi, et de la vraie poésie) en moto (le western, ça s’adapte), et ma chinoise préféré Lucy Liu… (ah, non, c’est pas elle) Xuo Luo (voilà) court dans tous les sens pour comprendre ce qu’il se passe. Même si elle mène son monde à la baguette, on peut pas toujours gagner. Surtout que Kalamity Djane, elle voit tout, elle sait tout, et c’est la plus rapide du far west. 

Je ne raconte pas la deuxième page. Ça, c’était la première. Un roman foisonnant, des personnages excessifs comme je les aime, et un humour à déplacer les montagnes. Tu ouvres ce roman et quand tu le refermes, tu l’as fini. Impossible de le lâcher. Cerise sur le gâteau, monsieur Couao-Zotti a du style, de l’élan, du panache. Il sait écrire. Et quel sens de la formule: “Ces malfaiteurs… tous de nationalité d’outre-montagne, étaient d’une stupidité à faire pousser des champignons dans le nez d’un barbu”... 

Ce roman jubilatoire m’a aussi fait penser non pas à Achille F. Ngoye, ni à Aïda Mady Diallo ni à Moussa Konaté (j’aurais pu mais j’ai pas… OK, j’ai un peu quand même pensé à eux, c’était inévitable) mais au formidable Janis Otsiemi surnommé le James Ellroy du polar africain, auteur entre autres de l’inoubliable et fantomatique : “Tu ne perds rien pour attendre”. Un livre en appelle souvent un autre. Ma maman me disait: “quand t’as su lire, t’as été sauvé.” Elle avait raison. Ce “Western tchoukoutou” est le genre de livre qui sauve.