samedi 27 février 2021

“Bêtes sans patrie” (“Beasts of no nation”), de Uzodinma Iweala



Lu: “Bêtes sans patrie” (“Beasts of no nation”), de Uzodinma Iweala, Éditions de l’Olivier, traduction de l’anglais par Alain Mabanckou


La guerre approche. Dans un village d’Afrique, les familles se séparent. La mère et la sœur du narrateur (Agu, un enfant dont on écoute les pensées intérieures) sont évacuées par des camions de l’ONU. Le père garde son fils auprès de lui dans le village. Triste erreur. Agu voit alors son père se faire déchiqueter par les balles et lui est fait prisonnier. Il doit tuer des innocents s’il veut survivre. Aucune autre alternative. Il devient malgré lui enfant soldat. Il commet des horreurs chaque jour qui passe, il ne comprend pas pourquoi il agit ainsi mais il n’a pas le choix. Il suit la troupe de rebelles dans ses virées sanglantes, il dort dans la boue, il crève de faim, et lorsque le commandant le choisit comme garde du corps, c’est à son tour d’être violé. Un interminable cauchemar. Page 114: ”Je n’avais plus peur, j’avais la colère, tout était tellement embrouillé dans ma tête à cause de ce qui se passait que je suivais mon chemin comme ça sans penser même qu’y a peut-être une bête sauvage, un esprit ou le Diable qui vont me rattraper.”

Ce roman se lit sans respirer. Le lecteur suit le cauchemar de cet enfant victime de la guerre en redoutant le pire. Le pire survient chaque jour. J’ai pensé, à cause de la langue, à “La vie devant soi”, de Romain Gary, et je me suis dit que ce roman était plutôt La mort devant soi. La grande originalité est la langue, les pensées de l’enfant qui traduisent une vision d’un monde dangereux, cruel, incompréhensible. L’enfant soldat est un thème tristement habituel en littérature, la grande originalité de ce roman est vraiment la langue. La langue. Il existe un film tiré de ce roman, que j’ai vu, et les deux œuvres sont vraiment différentes. Si vous êtes courageux, lisez ce très très beau roman. 


vendredi 19 février 2021

“Les impatientes”, de Djaïli Amadou Amal

Lu: “Les impatientes”, de Djaïli Amadou Amal, éd. Emmanuelle Collas.

Deux jeunes filles, pas 18 ans, des enfants encore, sont mariées de force par leur père ou leur oncle, l’une, Hindou, à un ivrogne violent (son cousin!), l’autre, Ramla, à un vieux riche polygame. C’est la première femme de ce dernier qui dans la deuxième partie du roman nous conte comment elle vit l’arrivée de cette deuxième épouse, toute jeune, toute belle, et qui risque de l’évincer. Elle ourdit ses vengeances…

Ce roman est un long cri de souffrance de l’ensemble des femmes du Sahel. Pas une seule ne peut étudier, se marier par amour, vivre une seconde en paix. Elles sont mariées de force, comme leur mère, elles sont violées, battues, trompées, humiliées sans cesse et vivent constamment dans la peur. L’homme (père, oncle, époux…) est violent, insensible, polygame et déteste profondément la femme. Il la menace sans cesse, il la viole, il la frappe, il la fouette, il se sert de la religion, ici l’islam, pour justifier ses agissements, et si la femme se plaint, elle devrait avoir honte car cela signifie qu’elle a été mal élevée et que sa mère doit aussi être punie! Du reste, elle l’est. La femme esclave doit obéir aveuglément, attendre patiemment en silence que ses tortures cessent, et en plus elle doit sourire. Bref, ce roman est une véritable bombe littéraire, un cri de révolte. Il montre un exemple de la violence que doivent endurer certaines (de nombreuses) femmes dans ce triste monde durant toute leur existence. Djaïli Amadou Amal, par ses changements de perspectives, par la richesse des détails et son art de conter m’a tenu en haleine pendant toute ma lecture (deux jours). À chaque page je me disais: mais c’est pas possible! On ne peut pas traiter un être humain de cette façon! Mais c’est pas possible!!! Et je me suis souvenu qu’un jour, dans un reportage, Tahar ben Jelloun disait à peu près ceci: “Je suis pessimiste quant à l’avenir des femmes dans le monde musulman.” Bien sûr, il ne faut pas généraliser, mais ce roman est nécessaire pour comprendre un peu mieux la réalité terrible que vivent ces femmes. Woaow! Quel livre !!!


mardi 16 février 2021

“Les 700 aveugles de Bafia”, de Mutt-Lon



Lu: “Les 700 aveugles de Bafia”, de Mutt-Lon, éd. Emmanuelle Collas


Damienne Bourdin, ex-médecin des troupes coloniales, revient au Cameroun en 1961 à la recherche du Pygmée Ndongo qui lui a plus d’une fois sauvé la vie en 1929. Pourquoi? Parce qu’une révolte éclate à cause d’une terrible erreur médicale dans l’administration du traitement de la trypanosomiase (maladie du sommeil) et qu’elle doit partir en mission afin de rétablir la paix en zone hostile. C’est le célèbre docteur Jamot qui l’envoie (en résumé.) Dès le début du roman, le conflit éclate et la tension ne cesse d’augmenter au fil des pages. Suspens insoutenable, qui me fait tourner les pages pour savoir comment la pauvre Damienne va s’en sortir. Mais l’intérêt de ce roman passionnant réside aussi et surtout dans les relations sociales que les différentes tribus entretiennent entre elles, dans l’exposition des différents rites et dans le portrait éclatant d’Edoa, la femme que Damienne est venue chercher et qui va se révéler tout un personnage.

Après “Ceux qui sortent dans la nuit”, j’ai été enchanté de retrouver la plume de Mutt-Lon qui est un auteur pas assez connu à mon humble avis. Deux phrases, page 252: “Pourtant, quand un Pygmée est en liberté dans la forêt sauvage, qui est son milieu premier, c’est un intellectuel qui n’a rien à attendre de personne. Tout participe de façon naturelle à l’assouvissement de ses obsessions.” On pourrait écrire une thèse sur le Pygmée Ndongo car il est toujours en décalage par rapport aux événements hautement conflictuels, en harmonie avec son milieu, héritier d’un savoir qui lui permet de vivre en paix quelle que soit la situation, et le plus loyal des personnages. Damienne qui le retrouve 32 ans après les événements est bien triste de constater ce que la colonisation française a fait de lui. (Qu’est-ce qu’elle croyait?) Les coupables de l’erreur médicale ne seront pas jugés et pire, ils seront oubliés. Heureusement, Mutt-Lon nous rafraîchit la mémoire tout en nous donnant une nouvelle œuvre d’art magnifique. J’espère qu’il est en train d’écrire un nouveau roman. (Facile pour un lecteur de dire cela, je sais.)




samedi 6 février 2021

“La fabrique des salauds”, de Chris Kraus

 Lu en janvier: “La fabrique des salauds”, de Chris Kraus, traduit de l’allemand par Rose Labourie, 1100 pages! (Je n’ai lu que ce livre-là en janvier) éd. 10/18


Tout commence à Riga, en Lettonie (dans le Baltikum, oui madame), années 20. Koja Solm raconte la vie de sa famille d’origine allemande. À Riga, Baltes, Russes, Allemands et Juifs ne se mélangent pas, chaque communauté vit dans son coin. Koja est amoureux de Ev, sa sœur (adoptée!), mais c’est finalement son grand frère Hubert qui va l’épouser. Ça reste en famille. Dans les années 30, Koja et Hubert vont travailler pour les services secrets nazis, et pendant la guerre, ils vont participer à la Shoah. Ensuite, Koja, le narrateur, va travailler pour divers services secrets. Il n’a aucune morale commune, il passe son temps à mentir, à tromper, à trahir, à assassiner pour des motifs stupides. 

Ce gros roman est intéressant comme l’est “Les Bienveillantes”, de Jonathan Littell. Mêmes thèmes. Un type instruit devient un monstre sur le front de l’Est pendant la guerre. Les 500 premières pages, ça va, même si l’amour que Koja porte à Ev prend beaucoup trop de place. Ensuite, faut aimer les histoires de services secrets pendant la Guerre Froide, ce qui n’est pas vraiment mon cas, alors je me suis un peu ennuyé les 600 dernières pages. Bon, il y a des rebondissements, mais trop, c’est trop. Je l’ai quand même fini, ce qui n’est pas le cas de tous les livres que je commence. 


“Ceux qui sortent dans la nuit”, de Mutt-Lon

Lu: “Ceux qui sortent dans la nuit”, de Mutt-Lon, éd. Grasset


Alain, oui, Alain, qui habite à Yaoundé, capitale actuelle du Cameroun, se retrouve dans le village de sa grand-mère afin d’assister aux funérailles de Dodo, sa petite sœur à lui. Il décide de connaître toute la vérité sur les circonstances du décès. Il interroge sa grand-mère, une ewusu ou sorcière très puissante. Hélas, toute vérité n’est pas bonne à dire et une fois qu’elle va parler, la vie d’Alain bascule. C’est de sa faute. Il voulait savoir. Maintenant, il sait, et les événements se précipitent.  

Je ne peux en raconter davantage. 

Je peux cependant affirmer que ce roman est passionnant! L’histoire renferme un suspens insoutenable, je veux savoir comment Alain va s’en tirer. Tant de dangers risquent de compromettre sa quête. Aussi, il ne s’agit pas de sorcellerie bon marché où l’application d’une poudre, d’un onguent suivie d’un sacrifice modifient le destin d’une Nation. Non. Il s’agit plutôt du monde de Ceux qui sortent dans la nuit et la nuit, une deuxième vie existe, avec ses propres règles et ses innombrables dangers. Ce roman est très beau aussi car il nous fait découvrir une Afrique extraordinaire et afin de parler sans rien dire, si ce roman était un livre de la Bible, ce serait la Genèse, avant la catastrophe.

Difficile de raconter. Il faut le lire. Je n’imaginais pas qu’un tel roman fût possible. Vraiment, j’ai été renversé, soufflé par l’histoire et le rythme impeccable des phrases. Bravo, l'artiste. Belle prise de risque. Très beau roman, profondément original, unique. Une œuvre littéraire comme je les aime.

Impressions de lecture signées: Alain Daniel Raimbault (Ah, je suis en train d’écrire un roman dont le personnage principal s’appelle Daniel...)