dimanche 31 mai 2020

“Les années 80 dans ma vieille Ford”, de Dany Laferrière



Lu: “Les années 80 dans ma vieille Ford”, de Dany Laferrière, éd. Mémoire d’encrier

Un jour, l’éditeur Rodney Saint-Éloi jette un oeil dans la bibliothèque de Dany et découvre ces chroniques publiées dans l’hebdomadaire Haïti-Observateur entre 1984 et 1986. Il dit: Faut publier ça! Et il a eu raison. Je découvre ainsi un auteur totalement libre, qui brosse des portraits intenses et sans complaisance aucune d’intellectuels haïtiens de ces années-là, qui montre sa vie quotidienne en journaliste curieux et parfois révolté, qui nous émeut en diable par les détails. Du très bon Dany, comme je l’aime. Je vous encourage à le lire.



vendredi 29 mai 2020

“L’incendie du Hilton”, de François Bon

Lu: “L’incendie du Hilton”, de François Bon, éd. Albin Michel. L’histoire: un écrivain, français on le devine, est invité à donner une conférence lors du Salon du livre de Montréal, Place Bonaventure, et à faire oeuvre de présence pour dédicacer ses livres. Il est logé à l’hôtel Hilton au-dessus du Salon du livre. Mais voilà, en pleine nuit, à 1h47 environ, l’alarme incendie se déclenche, on évacue. L’auteur évacue donc au milieu de la foule où il va faire quelques rencontres, et évoquer deux trois souvenirs car, une fois à l’Atrium, autour de la patinoire vide, que faire sinon attendre, et rompre la monotonie par des virées au Tim Horton. La fin, peu importe. La ville souterraine est le non-personnage principal qui brille de tous ses obscurs reflets, de ses anonymats, de sa quelconque solitude. L’action est la syntaxe saccadée au début, on évacue, puis qui se calme tout en exigeant de l’attention. Un petit bijou, ce roman, rempli d’humour.

Il se trouve que je connais un petit peu ce Salon du livre, comme beaucoup de gens vous me direz, où je passe régulièrement depuis novembre 2001. Aussi, place Bonaventure, métro Bonaventure, c’est un peu mon chemin quotidien (que je ne vois plus tellement il est quotidien) pour aller au turbin avant la pandémie. Les longs couloirs souterrains entre le Salon, l’hôtel Bonaventure (et pas Hilton…), la gare, le métro et les stationnements, je m’y suis perdu plus d’une fois. Heureusement, il y a toujours une rue qui surgit quelque part pour indiquer le nord.

Il y a toujours une raison pour se saisir d’un livre. Hier, le 22 mai, c’était l’anniversaire de François Bon et après un échange à teneur nostalgique sur ce réseau (voir plus bas), je me suis dit, tiens! Voilà l’occasion! Aussi, je venais de terminer “Les années 80 dans ma vieille Ford”, de Dany Laferrière, j’étais donc libre, en quelque sorte. Et, troisième raison, nous attendions les masques qui devaient être livrés hier. Oui, Sandra (mi amor) avait commandé des masques (comme c’est la mode, vous savez bien) au Mexique, à sa maman. Ils devaient arriver hier. Hors, on nous a déjà volé un paquet dans l’entrée de notre édifice. Cette fois-ci, nous allions surveiller de près. La surveillance a duré deux jours en fait, ce qui m’a laissé le loisir de lire ce roman qui raconte l’histoire d’un écrivain qui attend au centre-ville de Montréal, centre-ville que je peux apercevoir depuis mon balcon sur la rive sud. C’était parfait. Mais la meilleure histoire est à venir.
Le 13 août 2019, en famille, nous allons à Stanstead, pour visiter sa fameuse bibliothèque-opéra, qui est située sur la frontière canado-étasunienne. Nous nous stationnons et marchons vers la bibliothèque. On finit par arriver à la frontière, quelque part au milieu du village. Nous n’avons pas tous notre passeport en poche et d’ailleurs, on n’entre normalement pas aux États-Unis par une petite rue dérobée mais par un poste frontière. Légalement. Hors, l’entrée de la bibliothèque ici, à notre gauche, est située côté américain! C’est vraiment un sentiment étrange, cette frontière. Je me sens en totale sécurité côté canadien et nous avons peur de la franchir. Il n’y a qu’un poteau, sans barbelés ni champ de mines, non, aucun policier non plus, un grand beau temps et le village côté canadien ressemble à celui côté américain, la rue est déserte, et notre sentiment est totalement étrange. Nous hésitons une seconde, notre gorge se serre mais nous franchissons quand même le poteau. Ça y est, nous marchons illégalement aux États-Unis afin de pénétrer dans une bibliothèque. Nous marchons vite car nous ne voulons pas rencontrer de policiers (qui ont très mauvaise réputation en général). Elle est ouverte et là, sur le sol, un trait, la frontière, que nous franchissons précipitamment. Nous sommes revenus au Canada, ouf! On est sauvés. Mais pas tout à fait. Je demande à la bibliothécaire s’il y a une sortie d’urgence, par derrière, côté canadien. Elle me dit que non. Zut. Il faudra retourner aux États-Unis pour sortir. Je repère des livres à vendre côté américain, la majorité en anglais (je pense que ce village est surtout anglophone, mille excuses si je me trompe), mais il y en a quelques uns en français. Pas de prix. On donne ce qu’on veut. Je glisse une pièce de deux dollars canadiens dans une boîte transparente remplie de billets verts côté canadien. Il faut payer une fortune pour visiter la salle d’opéra à l’étage alors nous ne la visiterons pas. Et là, nous sortons. Un policier américain dans sa voiture de police est stationnée à côté du poteau, de son côté de la frontière. Nous marquons tous un temps d’arrêt sur le trottoir. Mes doigts se serrent sur mon Hilton en flammes. Et si on courrait? Nous sommes 4, il ne pourrait pas tous nous attraper! Mais il pourrait toujours nous tirer dessus. Ils aiment ça, tirer sur les immigrants illégaux (d’autant plus que Sandra et son frère qui nous accompagne sont mexicains, que pourrait-il soudainement s'imaginer, ce policier?!) , les policiers américains. Non, nous marchons plutôt d’un air détaché vers lui, en jouant les touristes heureux. Il ne sort pas de sa voiture. Il nous observe, la main sur son révolver. Ou sur son café. On voit pas bien la différence. Il nous laisse revenir au Canada, où approche justement une voiture de police canadienne amie. Nous sommes sauvés. C’était l’aventure de la journée, la visite de la bibliothèque-opéra Haskell, 1 rue Chuch à Stanstead, au Québec-Vermont. J’ai donc trouvé ce livre aux États-Unis, je l’ai payé au Canada, je l’ai ramené aux États-Unis la peur au ventre et je l’ai finalement lu tranquillement pas vite au Canada en attendant les masques du Mexique.

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“Huit leçons sur l’Afrique”, d'Alain Mabanckou



Lu: “Huit leçons sur l’Afrique” (données au Collège de France en 2016, plus trois autres textes) d’Alain Mabanckou, éd. Grasset. Ces leçons représentent une excellente introduction à l’histoire de la littérature en français du continent noir. La leçon inaugurale (magistrale et magnifique, à la fois savante et accessible, que j’avais eu le plaisir de suivre sur internet) est en soi une remarquable mise en contexte historique de cette littérature, ou plutôt de ces littératures, car loin d’être réducteur, le professeur Mabanckou présente différentes oeuvres au niveau entre autres des auteurs (leurs buts, leurs influences, leur contexte de production) et des lecteurs (la réception, l’interprétation, les préjugés). Ensuite est abordée la Négritude, avec ses origines, et ses critiques. La troisième leçon pour moi fut passionnante car elle aborde “la question du roman de la migration”, ou de la “migritude”, qui représente aussi une réalité de ce XXIe siècle que j’avais lue (je pense à Edem Awemey, à Sami Tchak, à Calixte Beyala…) mais que je n’avais pas nommée. Sont abordées ensuite les questions de “l’édition de la littérature africaine en France”, de la “Littérature nationale et (de la) démagogie politique” avec cette idée, ce projet profondément politique proposé par Patrice Nganang “d’écrire sans la France”, car la France est l’ancien pays colonisateur (coupable des horreurs de la colonisations). Alain Mabanckou répond à ces questions d’un point de vue humaniste, en recadrant le débat toujours de manière éclairée et généreuse. Il prend parti avec intelligence et humour, et je me demande (réflexion très personnelle) comment ne pas être d’accord avec lui. La leçon suivante porte sur “L’Afrique et la “France noire” face à leur histoire”, où l’auteur revient entre autres sur les polémiques qui ont suivi la publication de son essai “très personnel” (et important, lisez-le!) intitulé: ”Le Sanglot de l’homme noir”, dans lequel il renvoie ex-colonisateurs et ex-colonisés à regarder leur passé en face, où chacun porte une part de responsabilité. Les deux dernières leçons abordent l’image de l’enfant soldat dans la littérature, que veut-on montrer à travers sa représentation littéraire ? Et il répond pour conclure à la question qu’il ne pose pas (puisqu’il n’y a pas de point d’interrogation dans le titre, et cela me fait bien sûr penser à cette autre question à propos d’un autre génocide: comment écrire après Auschwitz?): “ Écrire après le génocide du Rwanda”. Car on a écrit, et peu de temps après. Les petits bonus à ces huit leçons sont l’avant-propos où l’on apprend pourquoi l’auteur a accepté cette invitation du Collège de France, ensuite son refus politique de “contribuer aux travaux de réflexion que vous (Le président de la République française) souhaitez engager autour de la langue français et de la (et c’est là où le bât blesse) Francophonie.” Mais il a accepté de rendre un hommage national (texte final de novembre 2018) aux “Tirailleurs Sénégalais.” 


Ce livre est magnifique parce que j’ai appris de nombreuses et passionnantes informations sur cette littérature que j’aime, parce qu’il est très clair, qu’il donne envie d’en connaître davantage sur le sujet (merci pour les pages de notes en fin de volume), et parce que c’est écrit avec finesse et humour, comme d’habitude chez Alain Mabanckou. À l’école, j’avais découvert Senghor, Césaire, et Camara Laye. J’ai ensuite lu Richard Wright, Martin Luther King Jr et Toni Morrison, et c’est à peu près tout (ce qui est déjà pas mal). Vers 18 ans, j’ai commencé à m’intéresser à la littérature des Caraïbes, puis à la bibliothèque de l’université de Poitiers (où j’ai étudié une année le droit avant de fuir vers l’espagnol) je suis tombé sur la thèse de Lilyan Kesteloot (que j’ai photocopiée, je l’ai encore) intitulée: “Les écrivains noirs de langue française : naissance d'une littérature” et cela m’a ouvert… des mondes. Après plus d’une trentaine d’années à lire cette littérature, je pense comprendre assez bien de quoi parlent ces Huit leçons. Ce livre est un peu pour moi une bibliographie intime. Je n’ai pas tout lu, loin s’en faut, mais j’ai lu un peu, et j’ai eu le grand plaisir de rencontrer quelques auteurs cités. Enfin, j’ai le bonheur de posséder une lettre manuscrite que le grand Ahmadou Kourouma m’avait adressée en 2001 (en réponse à une lettre que je lui avais envoyée en témoignage de mon admiration.) Il y avait donc avant pour moi Lilyan Kesteloot, puis Jacques Chevrier, il y a aujourd’hui le professeur Alain Mabanckou. Mon avantage enfin de n’être pas universitaire, de ne pas avoir étudié la littérature (ou si peu) à l’université, c’est ma liberté totale de l’aimer et d’en parler comme cela me chante. Ahmadou Kourouma m’a écrit que j’étais “un lecteur isolé”, et c’est une excellente définition. Isolé mais si bien entouré par les livres! Merci, Alain! 



dimanche 17 mai 2020

“Le terroriste noir”, de Tierno Monénembo

Lu: “Le terroriste noir”, de Tierno Monénembo, éd. Points (Seuil). 
Un très beau livre. L’histoire est terrible. Seconde guerre mondiale, un tirailleur sénégalais, (comme on appelait jadis tout soldat noir des colonies venu se battre et souvent mourir pour la mère patrie colonisatrice et vraiment pas reconnaissante par la suite, oh non) est retrouvé blessé dans une forêt des Vosges sous l’Occupation. L’homme mystérieux est ramené au village, soigné, et petit à petit, accepté par tous. Ensuite, il sillonne la campagne en vélo et le mystère grandit. Mais où va-t-il? C’est la guerre, avec ses héros et ses traîtres ordinaires. L’histoire est racontée du point de vue de Germaine, adolescente à l’époque des événements et très vieille aujourd’hui. Elle reconstitue petit à petit ce qui a été, ou ce qui a probablement été la vie de ce héros. Car ce soldat noir fut un personnage exceptionnel. 

J’ai beaucoup aimé ce roman. D’abord, il rend hommage aux soldats des colonies à l’époque qui se sont courageusement battus pour la France et par milliers, ils ont été des milliers à se battre, à être blessés, à mourir si loin de chez eux. Ensuite, le portrait du héros est magnifique, d’une grande humanité, tu ne peux qu’être ému par son destin. Et les personnages autour de lui vivent des tourments impossibles, à cause de la guerre, mondiale, et intime. Je me souviens de ce que me racontaient mes grands-parents à propos de cette époque difficile, la plus grande de leur vie, l’Occupation. Ils vivaient dans une ferme, dans un petit village de touraine occupé par les Boches. Et puis il y avait la Milice (ma grand-mère disait que c’était les pires!), les collabos, les dénonciateurs, et les gens ordinaires qui survivaient comme ils pouvaient. Ce roman me parle directement, j’ai l’impression de lire ce que mes grands-parents auraient pu me raconter. De plus, il y a un mystère au début: qui est ce soldat noir? Il se trouve qu’il y a un mystère dans ma famille, sur lequel je n’ai jamais écrit, il faut donc une première fois: mon grand-père est parti à la guerre, dans l’armée du Train (transport, logistique). Il conduisait un camion. Puis à la naissance de son quatrième enfant, l’armée l’a démobilisé. Bref. Lui, il a raconté sa guerre. Mais pas son petit frère Eugène Raimbault. Il est parti à la guerre, il est revenu en 45 à la maison et il n’a jamais parlé. Jamais. On ne sait pas ce qu’il a fait, ce qu’il a vécu, ce qu’il a enduré. Un mystère dans la famille, cet oncle Eugène. Voilà, j’ai lu ce roman sans m’arrêter, et je viens d’en sortir tout chamboulé. (J’avais eu le plaisir de rencontrer son auteur à Poitiers en 1993. Ma photo.)




vendredi 1 mai 2020

Le détroit du Loup, d’Olivier Truc

Le détroit du Loup, d’Olivier Truc, éd. Métaillé Noir.

Deuxième épisode des aventures de Klemet et Nina, de la police des rennes en Laponie (principalement en Norvège). Dès le début, l’éleveur sami Erik Steggo fait traverser son troupeau dans le Détroit du Loup vers les pâturages ancestraux sur l’île de la Baleine. Mais ça se passe mal. Au lieu de filer tout droit, le renne de tête tente de faire demi-tour et ce pauvre Erik tente de rétablir la situation mais non. Rien ne laisse penser que c’est un crime, cela ressemble à un accident. Sauf que, en fait, ce n’est pas si simple. Puis les accidents se succèdent et là, il ne faut pas exagérer. Klemet et Nina mènent l’enquête. Nous allons alors découvrir le côté sale de l’exploitation de l’or noir en mer de Barents. Quand le besoin de terre pour le développement industriel entre en conflit direct avec l’espace traditionnel occupé par les rennes dans leurs diverses transhumances. Cohabitation impossible, marginalisation de la population des Samis. Comme je l’écrivais à l’auteur pendant ma lecture, ce roman est peut-être policier puisque nous en avons tous les éléments, ma la quête principale se passe au niveau des individus infiniment complexes qui se cherchent eux-mêmes, et c’est là la très grande force de ces romans. Les personnages! Les intrigues sont intéressantes, on veut savoir la vérité, mais les drames intimes sont mille fois plus intéressants. Les rapports par exemple entre Nina et ses parents sont déchirants. Les travailleurs exploités sans scrupule, littéralement massacrés sans hésitation aucune pour la gloire des pétrolières ont un destin si douloureux, horrible. L’auteur est très fort pour nous donner à ressentir ces drames passés sous silence. Un très beau livre, encore. Car il y a de la beauté dans l’expression de ces douleurs, dans les traditions, la ténacité des Samis, et les paysages grandioses. J’ai bien aimé aussi le clin d’oeil au film Insomnia où le policier pas net Will Dormer (joué par Al Pacino) n’est justement pas un dormeur car il souffre d'insomnie, comme ici Nina. Et la scène de l’enterrement, vers la fin, est hilarante. J’ai adoré!

Le dernier Lapon, d’Olivier Truc

Le dernier Lapon, d’Olivier Truc, éd. Métaillé Noir

Nous voici donc en Laponie (pour changer de ma douceur arctique qui m’est un territoire et beaucoup davantage) en plein hiver. Un crime est commis parmi les éleveurs de rennes (non, pas l’équipe de foot, non) et Klemet (un Sami) de la police des rennes secondé par Nina va essayer de découvrir le coupable, Ah, j’oubliais, on a aussi volé un tambour traditionnel au musée local. Excellent polar polaire où luttes politiques, intérêts économiques, Paul-Émile Victor et les paysages enneigés composent une fresque époustouflante. De très nombreuses qualités à ce roman: Des personnages bien campés, des descriptions qui enflamment l’imagination, une intrigue solide (On veut savoir! Vite, tournons la page!), des références ethnologiques captivantes, et une fin sublime! Et c’est bien écrit. En plus, je vais vous raconter la fin: elle arrive le jour de ma naissance, vendredi 28 janvier! 

Je vois de nombreux points communs entre le peuple des Samis et la réalité des Inuit ici, au Canada. Histoire de la colonisation, de la christianisation, de l'acculturation et de la sédentarisation forcée, et de l’exploitation industrielle du territoire au bénéfice unique des exploitants. Klemet, comme tout autochtone assimilé, à qui l’école des Blancs a volé la langue traditionnelle, manque de confiance en lui, il ne sait plus exactement qui il est, comment se situer, quelle est son identité. Il fait parti de l’institution des européens (la police) mais aussi travaille parmi les Samis, éleveurs de rennes comme son grand-père. J’ai beaucoup aimé, on l’aura deviné.

“Tout s’effondre”, de Chinua Achebe

“Tout s’effondre” (Things Fall Apart), de Chinua Achebe, éd. Actes Sud, roman traduit de l’anglais (Nigeria) par Pierre Girard. Okonkwo est un homme courageux, travailleur, fier. Par la force de son travail et d’une volonté de fer il devient un homme respecté de son clan et de son village. Nous suivons son destin d’homme ponctué par de nombreux rites, naissance, mariage, récolte, célébration, justice, fête. Un homme qui respecte les traditions dans ses moindres recoins, qui craint les Dieux, qui les écoute et qui dialogue avec. Un village africain dans toute sa beauté, en harmonie avec le temps. Dans son magnifique roman intitulé “Matisiwin”, Marie Christine Bernard écrit entre autres (je résume) que la colonisation (de l’homme Blanc) a apporté la laideur aux peuples autochtones. Dans “Tout s’effondre”, la laideur arrive dans le village par l’homme Blanc et sa religion. Il ne comprend absolument rien aux traditions ancestrales du village d’Okonkwo mais il n’est pas là pour comprendre, non, il est là pour convertir, par la persuasion et la force militaire qui l’accompagne. La fin, on la devine, hélas. Chinua Achebe donne à voir toute la rudesse, la richesse et la beauté d’un monde disparu à travers des épisodes choisis de la vie quotidienne d’un village africain. Les gens vivent, travaillent, souffrent, célèbrent, content et prospèrent dans un monde connu, réglé par une tradition d’une insoupçonnable complexité. Un grand cadeau que nous fait-là son auteur. Magnifique. Magnifique! Un grand merci à Blaise Ndala pour l’avoir présenté à l’émission “Plus on est de fous, plus on lit!” animée par la formidable Marie-Louise Arsenault.

“Un océan, deux mers, trois océans”, de Wilfried N'Sondé



“Un océan, deux mers, trois océans”, de Wilfried N'Sondé, éd. Mémoire d’encrier. Mon Dieu quel beau roman! Nsaku Ne Vunda, baptisé Dom Antonio Manuel, est un jeune et fidèle serviteur du Seigneur, brûlant d’une sincère foi catholique dans un petit village paisible sur les rives du fleuve Kongo, au début du XVIIe siècle. Choisi pour son honnêteté, sa foi véritable et son ignorance des enjeux politiques de l’heure, son roi “Manzou a Nimi, roi des Bakongos d’hier, d’aujourd’hui et de demain, appelé aussi Alvaro II par ses frères chrétiens depuis son baptême” l’envoie en ambassade à Rome. Il doit plaider auprès du Pape la fin de l’esclavage car les razzias qui dévastent les terres du Kongo affaiblissent humainement (et moralement) le pays. La loi du profit a remplacé l’intérêt commun à la base harmonieux et pacifique. Si le jeune prêtre pense aller en ligne droite jusqu’à Rome, terrible et impénétrable désillusion. Son interminable périple va le conduire à découvrir la bassesse humaine. Esclavage, trahison, torture, les bûchers de l’Inquisition, antisémitisme, barbarie sans nom... Lui qui ne rêvait que de pureté et d’amour tombe de bien haut. Le monde est divisé entre les puissants qui ne cherchent qu’à augmenter leurs profits par tous les moyens et la masse souffrante qui subit son destin sans aucune possibilité de fuite, de salut. Mais Nsaku Ne Vunda ne renonce pas. Non. Il doit mener à bien sa quête, ne serait-ce que pour témoigner. Il doit absolument rencontrer le Pape.


C’est une grand roman picaresque qui tente de nous fait ressentir, presque (bien sûr c’est impossible), la douleur de l’être humain réduit en esclavage, torturé sans cesse, vendu comme une chose. Le narrateur-témoin côtoie encore et toujours la douleur, il est impuissant, il ne peut la soulager et pire, il ne peut même pas dialoguer avec les victimes qu’il croise au hasard de ses pérégrinations mais il n’abandonne jamais. Comme il est écrit en quatrième de couverture, ce roman extraordinaire est “un plaidoyer pour la dignité et la liberté.” C’est également un grand roman d’aventure avec des personnages taillés dans l’acier, un long poème intérieur, une romance impossible, un conte triste, un récit de voyage incertain, une parabole. J’ai pensé plusieurs fois à Cervantes plus pour sa vie épique, soldat, prisonnier aux Barbaresques, lettré, que pour son Don Quijote qui va se battre contre des géants, évoqués dans notre roman. Le vrai voyage est intérieur, le corps n’est pas souvent à la hauteur des drames en ce début XVIIe siècle mais l’esprit de Nsaku Ne Vunda est indestructible. D’ailleurs, Stefano Maderno a réalisé son buste en marbre noir, et l’on peut découvrir une représentation de lui au Palais du Quirinal à Rome car il a vraiment existé. Indestructible, je vous disais. Faut lire ce roman. C’est important. 



“Lumières de Pointe-Noire”, d’Alain Mabanckou



“Lumières de Pointe-Noire”, d’Alain Mabanckou, éd. Seuil. 

L’auteur revient à Pointe-Noire (République du Congo ou Congo-Brazzaville) où il a grandi. Vingt-trois ans qu’il n’y est pas retourné. Alors, ça vous remue un peu l’écrivain, ça. Pointe-Noire, je dirais, c’est sa ville, où sa famille s’est peu à peu installée au fil des ans. L’auteur est invité à donner des conférences à l’Institut français qu’il connaît bien car “jadis (c’était) l’unique bibliothèque de la ville… que nous fréquentions régulièrement.” Il écrit aussi: ”Chaque fois que je monte les escaliers de l’Institut, je me rappelle que je les gravissais déjà à douze ans lorsqu’il n’y avait là-haut que des livres…” Ce livre est composé de souvenirs, de rencontres plutôt percutantes, mais aussi de portrait des membres de la vaste famille qui a vieilli, vingt-trois ans d’absence. Sa maman Pauline est morte lorsqu’il était loin de Pointe-Noire, et son papa Roger aussi. Mais les souvenirs demeurent et les gens qui durent malgré tout sont bien là, bien réels, avec leurs nécessités du moment ou la vieillesse, la maladie, Le plus beau portrait selon moi, le plus émouvant, est celui (bien sûr, celui de sa maman Pauline est très touchant, bien sûr) de grand-mère Hélène, sa tante, en réalité. Elle est très vieille, sans date de naissance précise, et qui passait son temps à coincer dans la rue les enfants de la famille pour leur donner de force à manger. L’auteur (j’écris “l’auteur” parce que si j’écris Alain, j’ai l’impression que c’est un peu moi hors, ce n’est vraiment pas moi, alors j’évite, l’auteur, c’est parfait, c’est beaucoup moins moi, quoique j’écrive aussi, c’est pas facile, les noms, c’est pas facile) l’auteur découvre grand-mère Hélène alitée, à l’article de la mort. Contre toute attente, elle reconnaît l’auteur et surtout l’ombre Blanche qui l’accompagne, et qui la sauve un peu. Un portrait magnifique! L’auteur reste une dizaine de jours à Pointe-Noire, il tient son journal, il nous l’avoue, dans le but d’écrire ce livre. C’est comme d’habitude un petit bijou. 

Il y a quelque chose que j’aime beaucoup chez cet auteur. Le ton, je crois. La sincérité, le style impeccable, ses phrases coulent, tu le lis et tu es emporté, pas de montagne à franchir, pas d’expédition himalayenne, non, tu ouvres un de ses livres et tu es emporté, c’est tout. C’est intéressant, instructif, terriblement émouvant, toujours, lui, il écrit avec son coeur, et souvent amusant. Un peu comme quand on discute avec lui. Il se trouve qu’il est né 27 jours après moi, alors cela me donne l’avantage de comprendre son temps à lui. Il a par exemple 29 ans en 1995, et moi aussi. Il était au lycée entre 1981 et 1984, et moi aussi, en série A, lettres et philosophie, comme moi. Et il est parti. Il n’y a cependant aucun rapport entre lui et moi, c’est un grand, lui, attention, il travaille fort, nous n’avons pas la même vie, et je l’aime bien, Alain, je l’aime bien.