vendredi 31 décembre 2021

31 décembre 2021, mon top 23 !

Avant la déferlante Bonne Année, voici mes 23 coups de cœur pour 2021. Chaque livre de cette liste (donnée par ordre chronologique, lu de janvier à décembre) est un trésor:

«Ceux qui sortent dans la nuit», de Mutt-Lon
«Les 700 aveugles de Bafia», de Mutt-Lon
«Les impatientes», de Djaïli Amadou Amal
«Bêtes sans patrie», de Uzodinma Iweala
«Dans le ventre du Congo», de Blaise Ndala
«Underground railroad», de Colson Whitehead
«Les jours viennent et passent», de Hemley Boum
«La mer Noire dans les Grands Lacs», d’Annie Lulu
«Le livre du souvenir», de Tahar Bekri
«Combats», de Néhémy Pierre-Dahomey
«Soleil à coudre», de Jean D’Amérique
«Abobo Marley», de Yaya Diomandé
«La Trinité bantoue», de Max Lobe
«Tram 83», de Fiston Mwanza Mujila
«La Danse du Vilain», de Fiston Mwanza Mujila
«Failles», de Yanick Lahens
«Un tueur sur mesure», de Sam Millar
«La plus secrète mémoire des hommes», de Mohamed Mbougar Sarr
«Rends-moi fière», de Nicole Dennis-Benn
«Les villages de Dieu» d’Emmelie Prophète
«La saveur des derniers mètres», de Felwine Sarr
«Les Lumières d’Oujda», de Marc Alexandre Oho Bambe
«Un monstre est là, derrière la porte», de Gaëlle Bélem

L’année 2022 s’annonce aussi passionnante car j’ai une pile à lire qui me tiendra occupé jusqu’en 2546, et mes auteurs favoris (là, je lance un message secret à Ali Zamir que je n’ai plus lu depuis bien trop longtemps… et j’espère que Daniel Alain Nsegbe, dit Mutt-lon, a trouvé un éditeur pour son troisième roman, je signale qu’il qui a pondu deux joyaux absolus (voir le début de ma liste)) sont encore bien jeunes, j’attends donc avec impatience leurs prochaines œuvres. L’avantage d’être passionné par la littérature est que le bonheur est tellement accessible. Soit en librairie (ok, faut payer, ce qui est normal, écrire, c’est du travail qui mérite salaire, mais cela limite parfois l’accessibilité) ou dans une bibliothèque publique.



vendredi 10 décembre 2021

Entretien complet (écrit) avec l'auteur José Rodrigues dos Santos en novembre 2021

Entretien complet (écrit) avec l'auteur José Rodrigues dos Santos...

Source de la photographie: Wikipédia consultée le 10 décembre 2021 
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Rodrigues_dos_Santos#/media/Fichier:Jos%C3%A9RodriguesDosSantos.png 

...publié en grande partie dans le journal en ligne 20 Minutes le 15 novembre 2021: 
voir: 
https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/3169887-20211115-manuscrit-birkenau-jose-rodrigues-dos-santos-fait-suite-effroi-magicien-auschwitz

Contexte: 

J'avais choisi de lire «Le magicien d'Auschwitz» pour le journal  20 Minutes pour lequel j'écris de brèves chroniques littéraire. 

Voir mon article publié le 2 juin 2021: 

https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/3042207-20210602-magicien-auschwitz-r-dos-santos-vu-camp-tel 

Je lis donc ce roman, puis j'en fais une critique positive. L'éditeur a tellement aimé ma critique qu'il me cite dans la revue de presse sur son site, et en plus il imprime une de mes phrases en 4e de couverture du tome 2: «Le manuscrit de Birkenau» Merci beaucoup, je n'en demandais pas tant. L'histoire ne s'arrête pas là. L'éditeur m'envoie le deuxième tome et il m'invite à réaliser une entrevue avec l'auteur... ! Woaow! Je n'en demandais vraiment pas autant. Je lis donc ce deuxième tome, puis j'écris ceci à l'auteur:

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Greenfield Park, Québec, 7 novembre 2021

Cher monsieur Dos Santos,

Après avoir lu «Le Magicien d'Auschwitz», je ne pensais pas qu’un auteur puisse aller plus loin. Cependant, vous avez osé. J’ai trouvé «Le manuscrit de Birkenau» très courageux, et bouleversant parce que le roman nous enferme, il tient le lecteur prisonnier dans le camp, et il montre l’horreur. Vous avez osé décrire l’intérieur de la chambre à gaz comme personne avant vous. J’ai lu moi aussi des témoignages (certains que vous citez), des récits, des essais historiques, mais je n’avais jamais lu une telle description. Je dois vous dire que c’est très fort. J’ai personnellement osé une seule fois publier une nouvelle qui se déroule dans un camp. Ma nouvelle est courte et je ne pense plus jamais écrire sur cette réalité. Trop dur.

La guerre est la grande histoire de ma famille, comme beaucoup de famille en France. Ce fut pour elle l’Occupation allemande. Une fois, les Boches sont arrivés à la ferme et ont tiré à la mitraillette dans la cour. Ma mère était là, bien petite. Ils l’ont manquée. Ma grand-mère a toujours raconté cette histoire la voix tremblante. Bref, bien des histoires.


Je dois vous avouer que j’ai lu certains passages avec une certaine impatience, surtout lorsque le magicien rencontre un autre magicien et qu’ils évoquent les racines ésotériques (et complètement délirantes) du nazisme. Je vois que vous faites cela dans un but didactique, de même que le long discours de Höss vers la fin sur l’idéologie nazie et la nécessité d’exterminer tous les Juifs. Aussi, prendre un SS qui ne connaît presque rien au SS et aux camps est utile lorsqu’on lui explique ces choses. Ainsi vous pouvez les expliquer au lecteur. C’est didactique. C’était inutile avec moi, avec le type de lecteur que je représente, sauf qu’en fin de compte, j’ai tout de même appris grâce à vous de nombreuses informations sur ce camp.

Je voulais juste vous communiquer mon admiration pour ces deux livres. Je ne pensais pas, à priori, les aimer autant.
 
Pour ce qui concerne cette entrevue écrite, merci d'avance pour vos réponses.

Ne vous sentez pas obligé une seconde de vous y attarder longuement. Quelques lignes suffiront.

Merci encore,

et au plaisir.

Alain Raimbault, pour le journal 20 Minutes
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et voici sa réponse, trois jours plus tard:
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Cher Alain,


Merci pour vos questions et pour votre touchante lettre.
D'une certaine façon, j'essaye de répondre aussi à la lettre dans les réponses au questionnaire.


Bien à vous,

Pourquoi avez-vous choisi comme personnage principal un magicien ?

JRS : J'ai eu l'idée d'écrire ce roman lorsque j'ai rencontré un survivant devenu magicien à Auschwitz : Werner Reich. Il m'a raconté qu'il avait appris la magie à Birkenau, où il a rencontré un grand magicien de son époque, un certain Herbert Levin, connu dans le milieu de l'illusionnisme sous le nom du «Grand Nivelli ». Werner est venu chez moi où nous avons beaucoup parlé de cette période de sa vie et, plus tard, nous avons échangé des centaines d'emails. Il m'a aussi donné les contacts de deux autres survivants du Familienlager de Birkenau, Jan Freund (qui habite aujourd'hui au Canada en tant que John Freund) et Dov Kulka (professeur de l'université de Jerusalem, récemment décédé).

Est-ce pour évoquer la recherche ésotérique chère à certains nazis notoires ?

JRS : L'idée d'évoquer le côté ésotérique du nazisme, pertinente pour comprendre la Shoah, est une idée ultérieure. On sait que le nazisme était un étrange mélange de différents courants de pensées comme le nationalisme, le racisme, l'eugénisme et le socialisme, mais aussi l'ésotérisme, basé sur les idées introduites par La Doctrine secrète, un opus mystique du XIXe siècle écrit par Helena Blavatsky, et sur les mythes Volkisch germaniques. Puisque je travaillais sur l’histoire d’un magicien, j'ai trouvé très intéressant d'exposer les croyances ésotériques du nazisme. Nous avions ainsi un magicien juif, qui savait que la magie n’était qu’illusions, mais qui se trouvait face à des personnes qui croyaient que la magie était vraie. Comment pouvait-il alors manipuler ces croyances nazies pour survivre ? Voilà l'enjeu du Magicien d'Auschwitz et du Manuscrit de Birkenau.

Les nazis étaient-ils à ce point irrationnels ?

JRS : C'est vraiment incroyable, mais en effet ils l’étaient. Et le plus extraordinaire est de voir que ces croyances mystiques sont derrière le drame de la Shoah de la même façon que le nationalisme (« tuer lez juifs est tuer l'étranger »), du racisme et de l'eugénisme (« tuer les juifs est tuer l'inférieur ») et du socialisme (« tuer les juifs est tuer le bourgeois »). D'un point de vue ésotérique, Auschwitz était le fourneau où l’on brûlait la vieille humanité pour essayer de créer la nouvelle humanité, l'homme nouveau, l'homme supérieur, l'homme demi-divin, le futur de l'humanité : « l’Übermensch ». Hitler a écrit dans Mein Kampf qu'il « fallait que l'humanité atteigne des sphères supérieures », une évidente référence ésotérique, basée sur les idées de madame Blavatsky. Les historiens ont longtemps pensé que l'ésotérisme nazi n'était qu'un sujet marginal dans le nazisme, mais ce préjugé commence à changer. Un rabbin, mon ami qui a lu Le magicien d'Auschwitz et Le manuscrit de Birkenau, m'a dit que la chose qui l’a le plus troublé dans cette histoire, c'était de découvrir que des idées apparemment inoffensives comme l'astrologie, la synesthésie, la parapsychologie, les études des continents perdus comme l’Atlantide et Mu, etc. avaient, finalement, eu des conséquences tellement sinistres.

N’est-ce pas difficile d’écrire sur un SS, ici le SS-Mann portugais Francisco, et de le rendre presque sympathique ?

JRS : Le grand mystère d'Auschwitz n'est pas de savoir ce qui s'est passé du côté des victimes, car ceci est évident, mais du côté des bourreaux. Comment est-il possible qu'ils aient fait ça ? Des monstres, certainement. Hélas, pas si simple. C'est Hannah Arendt qui l'a remarqué lorsque, dans le jugement d'Eichmann, elle a parlé de la « banalité du mal ». Pas dans le sens où le mal est devenu banal, mais dans celui où le mal a été commis par des gens banals. Car Eichmann n’était qu'un homme banal. Cette découverte d'Arendt, si polémique à son époque, a poussé Stanley Milgram à faire à Yale des expériences qui ont démontré que la plupart des gens, normaux, pouvaient torturer d'autres personnes dès qu'ils recevaient des ordres d’une autorité supérieure. Car la majorité des nazis n'étaient pas des psychopathes, comme on peut le penser, mais des gens normaux. Et c'est ça le plus terrifiant. Alors, Francisco, qui est devenu un SS, était un homme normal. À travers son personnage, on comprend la vision des SS sur Auschwitz.

C’est même le sentiment amoureux qui le pousse à agir. N’est-ce pas paradoxal ?

JRS : La cohérence n'existe que dans la fiction. La réalité est contradictoire, paradoxale. Auschwitz était pleine d'incohérences et de contradictions. Je vous donne deux exemples. Heinrich Himmler, qui était le numéro 2 dans la hiérarchie de ceux qui ont organisé le génocide, a presque perdu la conscience lorsqu’il a vu pour la première fois des juifs se faire tuer. Johann Schwarzhuber, le commandant de Birkenau, s'est plaint auprès de sa hiérarchie en disant qu'il n'avait pas rejoint les SS pour tuer des juifs. Y a-t-il de plus grands paradoxes que ceux-ci ? Arendt avait raison : le mal a été commis par des gens banals. C'est ça le plus terrifiant. Et ça veut dire que, dans certaines conditions, chacun de nous pourrait aussi faire ça...

Comment avez-vous pu décrire de façon si réaliste l'intérieur des chambres à gaz ? Sur quelles informations vous êtes-vous appuyé ? Vous citez vos sources, mais j’ai l’impression qu’il y a plus.

JRS : Les sources sur lesquelles je me suis basé pour décrire ce qui s’est passé dans les chambres à gaz ont été les manuscrits cachés par les Sonderkommandos à côté des crématoires et les interviews de l'historien israélien Gideon Greif réalisées auprès des survivants des Sonderkommandos. Ce sont des témoignages cauchemardesques.

Pensez-vous qu’à l’heure où s’éteignent les derniers témoins directs de la Shoah, le roman peut aider à poursuivre ce devoir de mémoire ?

JRS : Mon intention était d'aller plus loin que de préserver la mémoire. L'écrasante majorité des témoignages qui nous sont arrivés viennent des personnes qui ont survécu au génocide. Ce sont des histoires terribles et admirables, certes, mais elles nous poussent à oublier que la majorité n’a pas survécu ; elle est morte là-bas. Et c’était la grande majorité. Une grande majorité restée muette. Alors, mon intention n'était pas de préserver la mémoire, mais plutôt de donner une voix à ceux qui ont été tués. Les survivants ont parlé, mais qui a parlé pour la majorité qui n'a pas survécu et qui a ainsi perdu sa voix ? Le récit de mes deux romans n'est pas un récit sur les survivants, mais sur les morts.

D’un point de vue personnel, en quoi cette époque de l’histoire mondiale est-elle si importante pour vous ?

JRS : La Shoah n'est pas seulement une tragédie juive, c'est une tragédie de l'humanité. Comme le génocide armenien, comme les tueries des Gulags, comme tant d'autres événements terribles qui ont touché ce peuple ou cet autre peuple, mais certainement l'humanité. Comment de telles choses sont-elles possibles ? Je pense que la réponse est dans la citation épigraphe de Aleksandr Solzhenitsyn qu'on trouve dans Le Manuscrit de Birkenau: « Pour faire le mal, la première condition nécessaire est de croire qu'on fait le bien ». Comme l'Inquisition, qui tuait pour "sauver les âmes". Comme les djihadistes, qui tuent pour "respecter la volonté d'Allah". Comme les communistes, qui tuaient pour "créer la société parfaite". Comme les nazis, qui tuaient pour "créer l'homme supérieur". Hannah Arendt avait raison : ils étaient des gens banals. Mais le mal qu'ils ont fait n'est pas banal du tout.
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samedi 27 novembre 2021

«Un monstre est là, derrière la porte», de Gaëlle Bélem

Lu: «Un monstre est là, derrière la porte», de Gaëlle Bélem, éd. Gallimard/ CONTINENTS NOIRS

Quel est ce monstre sinon l’enfance, avec ses terreurs nourries par des parents vaincus trop tôt, inadaptés, dysfonctionnels, incultes et violents. Le monstre est l’imagination alimentée à la peur et qui vous dévore. Le monstre est une hérédité sociale à la Zola, mais en pire. Le monstre est l’écriture qui montre, car monstre et montrer ont la même racine latine. Le lecteur entend, apprend, découvre, et aussi écoute la langue parce que si l’auteure, comme elle le dit si bien dans le glossaire final, a du vocabulaire, elle a aussi de la musique, celle du vent qui transporte les déserts et leurs mirages, qui déplace les montagne, qui soulève les volcans. Gaëlle Bélem a écrit un roman volcanique, une véritable éruption littéraire.

Citation, page 94:

«Dans ma tête, à ce moment-là, quelque chose se brise et je sens que mon corps, mon énergie, mon être tout entier est une feuille de papier que l’on déchire lentement. Je vis une tragédie absolue qui me bouscule, qui dépasse mon entendement d’enfant. On m’aurait menti?(...) Est-ce possible qu’il existe autre chose que la vérité? (...) Est-ce seulement possible, permis et finalement fréquent que les adultes mentent? De mes yeux tombe alors quelque chose comme un sanglot de papillon. Regardant autour de moi, je cherche le sens de cette gigantesque trahison.»




vendredi 19 novembre 2021

«Les Lumières d’Oujda», de Marc Alexandre Oho Bambe

Lu: «Les Lumières d’Oujda», de Marc Alexandre Oho Bambe (dit Capitaine Alexandre), éditions Calmann Lévy

Quand un poète écrit un roman, l'œuvre reste de la poésie. L’auteur est poète, et c’est par la poésie qu’il aborde le sujet des réfugiés, mais pas des réfugiés anonymes, non, ils ont un nom, une histoire tragique à conter, à chanter, à jouer, à raper (Le Rap signifiant «Réapprendre à parler»), une douleur qui se porte et qui reste, une leçon à tirer, mille leçons à donner. Nous suivons quelques personnages dans leurs parcours sans devenir. Et nous assistons aussi à leur mort, à leur assassinat après mille violences. Comment, mais comment évoquer ce drame quotidien ? L’auteur conte la vie, si courte, de Céline, d’Aladji, d’Imane et Leila, de Yaguine et Fodé. Il dit tout simplement pourquoi écrire: «Écrire, cela peut être prendre parti./ Prendre partie pour la beauté. Pour la dignité. Pour la justice.» Lire le très beau poème page 259 intitulé Fugees

...

Trop.

C’est trop.

Pourtant

Le naufrage poursuit son naufrage.

Le naufrage de l’humanité elle-même.

Qui se noie

S’est noyée

Tant de fois

Se noiera

Encore.

Dans l'indifférence

Générale…


Je ne sais pas pourquoi mais j’ai souvent pensé à Jean-Claude Charles en lisant ce roman. Son lyrisme. Son histoire d’amour new yorkaise peut-être. L’amour. Un très très beau roman engagé.


dimanche 31 octobre 2021

«La saveur des derniers mètres», de Felwine Sarr

Lu: «La saveur des derniers mètres», de Felwine Sarr, éd. Philippe Rey

Recueil de récits de voyages, l’auteur nous entraîne dans son sillage à travers ses pérégrinations. Des îles de Diogane, Bassar, Thialane jusqu’à Niodior natal en passant par Kampala, Lisboa, Cuernavaca, Douala, Dakar, Rome, New York, Port-au-Prince ou Montréal ou Istanbul, entre autres. J’ai menti car les voyages sont intérieurs. L’auteur préfère sentir l’écho des lieux en lui plutôt que de s’attarder sur les sites touristiques entendus… J’avais un ami en Nouvelle-Écosse qui avait passé deux ans à enseigner l’économie en Chine. Lorsqu’il est revenu et qu’il m’a montré ses photographies en couleur (vous savez, dont l’origine est la lumière prisonnière d’une pellicule, tirées sur papier), je n’ai ni découvert la célèbre muraille, ni le palais impérial de Pékin (on dira Beijing plus tard), non, il n’avait pris en photo que les gens, ses collègues de travail et ses étudiants. Il a dit: c’est ce qui m’intéressait le plus. Felwine Sarr fait un peu la même chose. Il s’attarde sur les lieux afin de montrer comment ils résonnent en lui et bien sûr, ce sont surtout les rencontres, organisées ou inattendues qui l’intéressent davantage. Il prend en photo les conversations, l’essence des conversations, en quelque sorte. Plus je lis ce livre et plus je me rends compte qu’il est en fait une ébauche de livre de sagesse, un recueil de poésie, une recherche intérieure, la quête de la voie, du «do». Je ne suis pas quelqu’un de religieux qui va croire en un Dieu ou en une religion. Je pense qu’après la mort, c’est fini, un peu comme lorsqu'on s’endort sous anesthésie générale et lorsqu’on se réveille, il ne reste rien de ce temps passé hors conscience, sans rêve. La mort est pour moi une sorte d’anesthésie générale, ce temps de rien. Alors, je considère les livres dits sacrés comme des œuvres littéraires, des récits de traditions orales fixées sur le papier. Je crois davantage en la poésie. Tout bon poème est pour moi une œuvre sacrée. Et ce livre de Felwine Sarr doit être considéré ainsi: comme une poésie sacrée.

Citation, pages 118-119: «Considérer que tout m’a été gracieusement donné. La vie, le temps imparti, l’air que je respire, les mots de la langue que je parle, les pensées qui me viennent à l’aube, le sourire fugace, ce soleil que je hume. À mon tour, de ce vécu, il va bien falloir que je partage les fruits de saison. C’est pourquoi, pour moi, est fondamental le geste de la transmission. J’ai vécu, j’ai creusé, et il me semble qu’il y a quelque chose que j’ai touché, vu, reconnu, trouvé qui m’a aidé à vivre et qui pourrait être utile à autrui. Puisque je dois partir un jour, pourquoi le garder pour moi? J’ajoute, si possible, à la vie qui m’a été donnée, du viable, des provisions pour l’approfondir et en densifier la texture. Seulement ce qui ajoute de la vie à la vie me semble digne d’être transmis.»



Revues de presse

Revues de presse…

Depuis que j’écris de brèves critiques littéraires pour le quotidien 20 Minutes, en France (et en ligne, il existe une version papier mais je n’ai pas encore vu une de mes chroniques dans cette version, ça viendra je pense), je découvre avec surprise que je suis repris, cité sur les sites des éditeurs dans la partie: revue de presse. Moi qui ai toujours voulu être édité par ces éditeurs, eh bien c’est fait, mais ce n’est pas ce genre d’écrit que j’espérais. Cependant, c’est toujours agréable de se voir publier quelque part. Aussi, mon nom n’est presque jamais cité, c’est le journal 20 Minutes qui l’est. C’est normal, je l’accepte puisque je ne suis personne, les éditeurs font ce qu’ils veulent.

Ahmet Altan, «Madame Hayat», éditions Actes Sud
Ce livre a été lu avec admiration devant la grande poésie qui s’en dégage, doublée d’un parfum de tristesse. 20 MINUTES

Sam Millar, «Un tueur sur mesure», éditions Métailié
"Cette œuvre magistrale est un petit bijou d’humour noir terriblement jouissif."
Alain Raimbault SITE 20 MINUTES

J. R. Dos Santos, «Le magicien d’Auschwitz», éditions HC éditions Hervé Chopin
"J.R. dos Santos est vraiment doué pour nous faire vivre l’expérience des personnages de l’intérieur. Il brise un tabou, celui de faire de la fiction à partir de cette terrible tragédie, mais il le fait avec élégance et délicatesse. L’auteur donne à voir sans se lancer dans de grandes leçons de morale. Non. Il essaie de montrer un destin brisé, métaphore d’un génocide. C’est courageux, intelligent et utile. Pour qu’on n’oublie pas." 20 Minutes

Et les éditions HC Hervé Chopin ont tellement aimé ma critique que non seulement ils en ont repris un long passage mais en plus, ils vont m’envoyer le tome 2: «Le manuscrit de Birkenau», et ils m’ont demandé de réaliser une entrevue écrite avec l’auteur. Me voici donc passé de chroniqueur littéraire à journaliste culturel.

Cette nouvelle situation entraîne enfin une nouvelle relation pour moi: celle avec les attachées de presse. Elles commencent à me contacter directement, sans passer par le journal. Elles m’envoient le catalogue des titres publiés par leur maison d'édition pour que je choisisse le livre que je veux, comme si j’étais quelqu’un. Je ne suis personne, je le répète, mais elles semblent oublier ce détail.

Comment en suis-je arrivé là? Pas compliqué. Mon ami Ludovic Lavaissière en France m’a fait remarquer que je pouvais demander à être lecteur pour 20 Minutes. Comme j’ai l’habitude de tenir un blog de lecture, j’ai contacté 20 Minutes. Ils ont accepté en toute simplicité et maintenant, ça roule. Je lis des livres (j’ai toujours lu des livres) et mes critiques sont publiées en France. Je pensais que j’étais écrivain, pas lecteur-chroniqueur. Mais, bon, un écrivain, ça écrit un peu de tout, non?

Enfin, j’aurais bien écrit pour un journal québécois mais personne ne me l’a proposé. Être au Québec et écrire pour un journal en France…

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------15 novembre 2021
J'ai réalisé l'entrevue écrite avec J.R. dos Santos, j'ai écrit ma fiche et elle l'est publiée aujourd'hui. Et l'éditeur est super rapide et me cite sur son site :«Un livre captivant et très utile. Un suspens intenable nous pousse à tourner les pages. J’ai été estomaqué par des descriptions on ne peut plus réalistes. Je savais à quoi je m’attendais, mais la lecture fut plus forte que prévu.»
20 Minutes


Et il me cite en quatrième de couverture aussi (la première ligne, c'est moi qui ai écrit ça pour Le magicien d'Auschwitz)






samedi 30 octobre 2021

«Les villages de Dieu» d’Emmelie Prophète

Lu: «Les villages de Dieu» d’Emmelie Prophète, éd. Mémoire d’encrier

Célia est une adolescente qui vit avec sa grand-mère et son oncle alcoolique dans un bidonville de Port-au-Prince, la Cité de la Puissance Divine. Elle raconte les événements qui se déroulent autour d’elle, comment survivent les gens dans un environnement abandonné par l’État (pas d’eau courante, ni électricité, ni service public)et où les gangs font leur loi. Le seul rêve autorisé est de survivre au présent. Quant à l’Amérique, cette possibilité d’évasion, plusieurs y ont laissé des plumes.

J’ai beaucoup aimé la description de la vie dans cette cité où Dieu trouve d’excellentes conditions d'épanouissement, les missionnaires américains blancs l’ont très bien compris. La vie suit son cours, interrompue bien souvent par un tir vengeur. Si les personnages ne se font pas assassiner, ils survivent en vendant ce qu’ils peuvent, en échangeant ce qu’ils peuvent aussi, ou en exerçant le métier de la violence. Il existe enfin soit des haines incurables, soit une magnifique solidarité de voisinage.

Cette vie dans un tel endroit est absolument incompréhensible pour moi qui ai toujours vécu dans un endroit tranquille, en France ou au Canada. Je ne sais rien de rien sur cette vie-là, mais je sais que ce roman touche à l’humanité entière, par son ton vrai, ses personnages extraordinairement vivants, et ses thèmes. Lorsque hier soir j’ai écouté une entrevue entre l’auteure et le sociologue Frédéric Boisrond, j’ai tout de suite pensé, lorsqu'ils ont évoqué le bruit excessif dans de telles cités, au recueil de nouvelles de Dany intitulé «La Chair du maître» qui évoque aussi ce bruit incessant, excessif à Port-au-Prince. Et j’ai pensé au superbe roman très poétique qui se déroule lui aussi dans un tel endroit: «Soleil à coudre», de Jean d’Amérique.

J’avais beaucoup aimé «Impasse Dignité», j’ai beaucoup beaucoup aimé «Les Villages de Dieu» dans lesquels, justement, Dieu semble exactement absent.

La (superbe) citation, page 111. Cécé dit: «C’était mon anniversaire. Je n’avais pas de rapport avec le temps, de toute façon. Il ne passait pas vraiment le temps à Bethléem et à la Cité de la Puissance Divine. Probablement partout où les gens n’attendaient rien. On oubliait d’être, on n’essayait pas de comprendre. J’avais eu envie de parler de ma fête à Tonton Frédo. Savait-il seulement ce que signifiait un anniversaire? Quelle était la date du sien? Il n’avait aucun papier d’identité d’ailleurs, il était revenu de son Amérique avec une feuille de route, comme un colis.»





dimanche 24 octobre 2021

«Rends-moi fière», de Nicole Dennis-Benn

Lu: «Rends-moi fière», de Nicole Dennis-Benn. Roman traduit de l’anglais (Jamaïque) par Benoîte Dauvergne, Éditions de l’aube

En 1994 en Jamaïque, Margot travaille dans un hôtel. Elle rêve d’obtenir une promotion mais elle sait que sa condition sociale est un frein. Elle vient d’un petit village et elle est noire. Elle n’est donc personne. Mais elle connaît son monde et comprend très bien comment fonctionnent les hommes de pouvoir. Elle va tout faire pour se sortir de sa condition première. Elle va aussi essayer de protéger sa petite sœur des terribles réalités de la vie. Quant à leur mère, elle a perdu toute illusion.

Ce roman met en lumière la douleur des femmes, de toutes les femmes pauvres du village. Il n’y a pas une seule petite fille épargnée par la violence que les hommes leur font subir, parce qu’elles sont pauvres et sans défense. Lorsqu’elles grandissent, elles ont compris les règles du jeu et doivent parfois se prostituer pour gagner un peu d’argent. L'innocence n’existe pas longtemps pour elles. Elles perdent très vite leurs illusions et tentent de tirer profit de leur seule arme, leur corps, leur pauvre corps violé pour tenter d’échapper à un destin tout tracé. Ce livre dénonce aussi les magouilles de l'industrie immobilière pour construire des hôtels sur les plus belles plages du pays, quitte à expulser les habitants et à raser des villages. La corruption règne en maître.

J’ai souvent pensé aux Rougon-Macquart de Zola, prisonniers de leur condition sociale. L’auteure ici met en évidence, c’est même le sujet du roman, la douleur des femmes et la perte de toute innocence. Très très beau roman!!! Je conseille vivement.


Citation, page 102:

« Depuis qu’elle la connaît, cette femme a testé d’innombrables méthodes pour s’éclaircir la peau. Cela fait longtemps qu’elle ne prête plus attention à sa voisine. Ni à Ruby qui, depuis qu’elle a fermé son commerce de poisson, vend des chimères aux jeunes filles qui rêvent de trouver mieux qu’un emploi de domestique. Ces pauvres petites pensent qu’un léger éclaircissement de la peau leur permettra de se faire remarquer des gens de la haute et leur évitera de se faire piétiner par leurs chaussures de cuir importées.»



mercredi 13 octobre 2021

«La plus secrète mémoire des hommes», de Mohamed Mbougar Sarr

Lu (trop vite) : «La plus secrète mémoire des hommes», de Mohamed Mbougar Sarr, éditions Philippe Rey en coédition avec Jimsaan


    Dès la première et magnifique citation de Roberto Bolaño tirée de «Les détectives sauvages» (pas encore lu, mais qui dit détective sous entend enquête, non?), je pense à son chef-d'œuvre intitulé «2666», (roman si cher à Sami Tchak, notre maître à tous) qui commence par la révélation suivante: Jean-Claude Pelletier a 19 ans. Il étudie la littérature allemande à Paris et découvre avec admiration le roman intitulé «D’Arsonval» d’un certain Archimboldi, écrivain mystérieux que va traquer Pelletier. Et à qui est dédié le roman de Mbougar Sarr? Au malheureux Yambo Ouologuem que je n’ai pu arracher de mon esprit en pensant à Elimane, le mystérieux écrivain sur les traces duquel va se lancer Diégane. Et voilà. Le roman n’est pas commencé que dès la dédicace et la citation, l’imaginaire est en mouvement. Les fictions de Bolaño, la biographie de Ouologuem. Enfin, j’arrive enfin à la première page, l’esprit en ébullition. Premier paragraphe, référence à Octavio Paz et à son magistral «Laberinto de la soledad», le labyrinthe de la solitude qui s’interroge sur l’identité mexicaine, sur l’identité. Deuxième paragraphe, qui se conclut ainsi: « sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir.” Ce qui conclut vraiment ce roman. (Désolé, j’ai raconté la fin) Dès le deuxième paragraphe. Je trouve ça très osé et très fort. Il ne s’agit pas de pessimisme, il ne s’agit pas non plus de la réalité, cette maxime lance le lieu de l’action qui est: l’incertitude. À présent, nous allons voguer. Nous allons rencontrer le roman lumineux et maudit de T.S. Eliot… pardon, de T.C Elimane qui copie Borges. Elimane est le véritable auteur des textes plagiés, mais personne ne s’en rend compte parce que Borges n’a pas encore écrit le Quichotte, pour faire court, et personne ou presque ne comprend la grandeur du «Labyrinthe de l’inhumain» (comme personne ou presque après 68 n’avait compris «Le devoir de violence».) Mais qu’est-ce qu’une œuvre littéraire? Que faut-il lui sacrifier? Vous me répondrez, et le sexe dans l’histoire? Le sexe est heureux car le monde est d’abord saisi avec le corps. Le corps est l’expérience première du vivant, alors pourquoi se priver des plaisirs de la chair? J’ai tout de même compris qu’un personnage fait le lien entre sexe et amour. Un seul. Je me suis dit bêtement: il y a encore de l’espoir de ce côté-là.

    Si par hasard ou suivant un invisible destin vous êtes écrivain, vous allez adorer ce roman. Il parle de nous à chaque page, de nos interrogations, de nos aspirations, de nos souvenirs, de notre histoire personnelle, de nos échecs, de notre inconscient. Ce roman ambitieux, sublime, est fort, très fort. On s’incline devant l’artiste qui a osé.



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Voici ce que j'ai écrit pour le journal 20 Minutes et qui sera publié fin octobre:

Citation:
«Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.»

Il faut lire ce livre...

Parce que ce roman se lit un peu comme une enquête policière. Le lecteur suit la quête de Diégane qui est celle de découvrir qui est ce fameux T.C. Elimane, auteur d’un roman qui connut son heure de gloire en 1938 et qui sombra dans l’oubli. Avec Diégane, le lecteur traverse les époques historiques: la Première Guerre mondiale qu’aurait faite le père du mystérieux écrivain; la Seconde Guerre mondiale où ont péri des personnages. La décolonisation. La dictature en Argentine…

Parce que l’auteur nous invite à un voyage littéraire. Il rend hommage entre les lignes à un grand écrivain qui a bel et bien existé et qui connut, un peu comme T.C. Elimane, la gloire et le déshonneur après avoir publié un roman extrêmement puissant qui lui vaudra le prix Renaudot en 1968. Le roman s’intitule :«Le devoir de violence», et l’auteur malien un peu oublié aujourd’hui est Yambo Ouologuem. D’autres hommages sont également rendus à Roberto Bolaño, à Jorge Luis Borges, à Ernesto Sábato, à Ahmadou Kourouma ou à Sami Tchak, entre autres.

Parce que ce roman pose la question du destin de l’écrivain, et du destin du texte. Si Diégane cherche à découvrir ce que fut la vie de T.C. Elimane, il interroge également les sources: témoignages, lettres, journaux, critiques littéraires, photographies, et la question de la vérité historique se pose constamment. De plus, lorsqu’il s’agit d’un roman, se pose également la question de la lecture, de la bonne et juste lecture que souhaiterait l’auteur.

Parce que l’écriture est un voyage. L’auteur varie la longueur de ses phrases selon la situation. Il joue avec les niveaux de langues un peu comme le faisait Louis-Ferdinand Céline. Il n’hésite pas non plus à convoquer les fantômes. Il pose souvent une question et propose aussitôt deux ou trois alternatives, pour ne pas dire réponses car c’est davantage un principe d’incertitude qui fait progresser la narration. À la fin du livre, le lecteur comprend qu’aucune vérité n’est universelle et que l’incertitude est aussi douloureuse que grandiose.

L’intrigue

Diégane Latyr Faye, un jeune écrivain sénégalais découvre à Paris un chef-d'œuvre oublié publié en 1938. Ce roman s’intitule : «Le labyrinthe de l’inhumain.» Diégane se lance alors à la recherche de son mystérieux auteur, T.C. Elimane.

L’auteur

Mohamed Mbougar Sarr est né en 1990 au Sénégal. Il étudie en France. Il a reçu plusieurs prix littéraires. «La plus secrète mémoire des hommes» est son quatrième roman.

Comment j'ai ressenti ma lecture...

J’ai d’abord été intéressé par l’intrigue, par l’enquête, je veux découvrir qui est ce fameux T.C. Elimane, mais j'ai surtout été ébloui par le propos philosophique (entre autres) sur le destin. Enfin, le style littéraire est envoûtant. Un roman important, bouleversant. Qui touche à l'intime.

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Journal de lecture

Journal de lecture du roman de Mbougar Sarr: «La plus secrète mémoire des hommes».

Mercredi 6 octobre, le journal 20 Minutes (pour lequel je ponds de brèves chroniques littéraires) me propose de choisir un roman dans la deuxième sélection du Prix Goncourt 2021. La voici:

Christine ANGOT, Le Voyage dans l'Est, Flammarion
Anne BEREST, La carte postale, Grasset
Sorj CHALANDON, Enfant de salaud, Grasset
Louis-Philippe DALEMBERT, Milwaukee Blues, Sabine Wespieser
Agnès DESARTHE, L'éternel fiancé, L'Olivier
Clara DUPONT-MONOD, S'adapter, Stock
Abel QUENTIN, Le voyant d'Étampes, L'Observatoire
Mohamed Mbougar SARR, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey/Jimsaan
Tanguy VIEL, La fille qu'on appelle, Éditions de Minuit

Bien sûr, je choisis « La plus secrète mémoire des hommes» que je veux lire depuis longtemps mais qui n’est pas encore distribué au Québec. Je ne l’ai donc pas encore acheté, ni lu. J’aurais aussi aimé lire le Dalembert mais je devais faire un choix. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je reçois le lendemain la version… pdf, électronique du livre. Nooon! Je déteste lire à l’écran. J’imprime donc les 460 pages, je range le gros paquet de feuilles perforées dans un classeur et je commence à le lire. C’est lourd à trimballer dans le sac à dos en plus de mes affaires habituelles: appareils photos, chargeur de batterie, objectifs, nourriture, café, autre roman, parapluie, stylo, clefs, téléphone, ordinateur portable… Je lis dans l’autobus, dans le métro, à la patinoire avant le match de ringuette de ma fille, dans ma voiture, dans mon salon, sur mon lit. Je me rends très vite compte que je ne suis pas obligé de transporter le livre entier, qui est redevenu une sorte de manuscrit, l’ultime étape des épreuves avant impression. Il n’est pas relié. Donc, le matin, j’évalue le nombre de feuilles que je vais être capable de lire en une journée et ne prends qu’un petit paquet. Le manuscrit est devenu une sorte d’horloge, ses pages divisent ainsi le temps. Aussi, en transportant avec moi un passage du texte, passage situé au milieu du livre, le livre qui n’en est plus un se trouve écartelé et pire, chaque page a repris sa liberté de feuille, chaque feuille comportant sa propre histoire. Même ,il m’arrive d’écrire un commentaire dans la marge, de transformer la page en palimpseste, un peu comme ces incunables du Moyen-Âge. Il a fallu attendre hier soir, le 11 octobre pour que le manuscrit soit réunifié après avoir été lu, pour qu’il redevienne un. Un presque livre. Que je vais bientôt jeter au recyclage car l’édition originale en papier et reliée devrait être disponible cette semaine à Montréal et je vais l’acheter pour environ 50$ canadiens à la librairie Archambault car j’ai gardé ma carte-cadeau offerte par mi amorcita Sandra pour la fête des pères en juin dernier. Ce journal de lecture est terminé non j’ai pris des photographies laissez-moi les chercher…..





jeudi 7 octobre 2021

«Un tueur sur mesure», de Sam Millar

Lu: «Un tueur sur mesure» («The Bespoke Hitman», en anglais d'Irlande du Nord) traduit magnifiquement par nul autre que Patrick Raynal, éditions Métailié. Il sort aujourd'hui en France. (7 octobre 2021)



Je lis Sam Millar toujours avec un immense plaisir et je me dis que la violence de ce roman est un peu l’écho de la véritable violence qu’a dû endurer l’auteur lors de sa jeunesse en pleine guerre civile entre les Républicains irlandais et le Loyalistes britanniques des années 1970 à 2000. Je regardais ces événements à la télévision. D’un côté, l'armée britannique dans les rues de Belfast, fusil au poing, des hélicoptères de surveillance sans arrêt dans le ciel, je me souviens, il y avait toujours ce bruit des hélicoptères lors des reportages. Et en face une population assiégée qui se défendait comme elle pouvait, qui répondait à la violence par sa propre violence. Une guerre civile à armes inégales. Pauvre Irlande du Nord. J’ai toujours pris parti pour les Irlandais du Nord, pour les Républicains. Parce que ce que je voyais à l’époque était inadmissible: une force d’occupation qui tirait sur une population assiégée. Moi, je voyais ça à la télé mais Sam Millar habitait Belfast, il était jeune et révolté, et il a payé très cher son engagement: 7 ans prisonnier politique à la terrible prison de Long Kesh. Et quand je le lis, ce n’est pas la vengeance qui domine dans ses romans policiers, ce n’est pas la pure violence ou l’absurdité des destins, non, c’est l’humour, la bienveillance (son personnage de Karl Kane est si attachant!), c’est, ô paradoxe pour un genre noir, l’humanité. Ses romans de plus en plus noirs sont lumineux.

https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/3127623-20211007-tueur-sous-pluie-sam-millar-bijou-humour-noir-terriblement-jouissif


« À l’extérieur de la charmante maison individuelle, la nuit était comme une armée de vieillards sans âmes et en haillons. Une sale pluie cognait contre les fenêtres, comme des ongles tambourinant dans un cercueil. Ou deux. C’était pour l’instant le seul bruit, à un moment où les frontières avaient été tordues et abandonnées, où la dynamique du pouvoir avait été passée au hachoir.»

Parce que
l’auteur tisse habilement plusieurs enquêtes. Le lecteur suit ainsi plusieurs personnages à travers lesquels il comprend qu’en Irlande du Nord, si la guerre entre Républicains et Loyalistes a officiellement cessé en 1998, les rancœurs persistent et les survivants de cette époque ne sont pas tous des enfants de chœur, loin s’en faut. Du reste, une phrase au début du roman résume bien cette idée: «L’IRA et l’armée britannique acceptaient d’arrêter de se tirer dessus, mais pas mal de gens trouvaient que la paix était un concept très inquiétant.»

Parce que
l’auteur pousse ses personnages à l'extrême, ce qui crée une tension incessante, comme si chacun continuait de vivre en état de guerre, ou de siège. Nul n’a oublié de quel côté il combattait entre 1969 et 1998, et cette tension persiste, même si elle s’exprime à présent dans un contexte purement policier. La vengeance personnelle est finalement le moteur de l’intrigue.

Parce que
ce roman est d’une noirceur absolue. Les scènes violentes (braquage, tabassages, enlèvements, tortures, exécutions, explosions) sont ponctuées par des dialogues caractéristiques du genre policier et teintés d’un humour dévastateur. Et pas un jour ou une nuit sans pluie. Cette oeuvre magistrale est un petit bijou d’humour noir terriblement jouissif.

L’intrigue

Un soir d’Halloween, trois repris de justice maladroits déguisés en loup décident de braquer une banque... aux coffres vides. Par hasard, un client bavard se fait assommer et voler sa valise qui, elle, ô miracle, n’est pas vide. Les propriétaires de ladite valise décident de la récupérer en douce, la police mène l’enquête et tout est vraiment mal parti pour nos trois malfaiteurs.

Les personnages

Les trois braqueurs de banque: Charlie Madden, Jim McCabe et Brian Ross. L’inspecteur Harry Thompson; l’agent Robert Boyd. Un groupe de «citoyens préoccupés» (et très préoccupants): Conor O’Neil, George Magee, Barney Dennison et Seamus Nolan.

Les lieux
Belfast, Irlande du Nord

L’époque
Tout début du XXIe siècle

Ce roman est une merveille d’humour noir, de références aux genres populaires et, pour les amateurs du genre, un ravissement total.

L’auteur
Sam Millar est né à Belfast. Il a fait de la prison en Irlande du Nord comme activiste politique et aux États-Unis pour le fameux casse de la Brinks. De retour au pays, il écrit des romans policiers. Il est traduit dans plusieurs langues.

mardi 28 septembre 2021

Entretien avec l'écrivain Alain Raimbault (juillet 2021)

Le site littéraire Plimay publie un entretien que je lui ai accordé en juillet 2021.

https://plimay.com/alain-raimbault-des-lecole-primaire-jecrivais-des-histoires/ 




Né à Paris en 1966, Alain Raimbault est un écrivain français émigré au Canada en 1998. Résidant au Québec depuis en 2011, il partage son temps entre l’enseignement et la littérature. Auteur d’une trentaine de livres dont « Effacé » (2018) et « Sans gravité » (2020), ses deux derniers ouvrages parus au Québec, aux Editions l’Instant même. En 2006, il a obtenu le « Prix Grand-Pré » pour l’ensemble de son œuvre, et, en 2007, le « Prix Émile-Ollivier » et le « Prix de mérite pour un artiste établi ». À travers cet entretien, la rédaction de Plimay interroge l’auteur sur sa vie ainsi que son rapport à l’écriture.


Plimay : Qui est Alain Raimbault ? (Parlez-nous un peu de votre vie !)

Alain Raimbault : Pour commencer, d’un point de vue officiel, je suis un Français né à Paris en 1966 qui a émigré au Canada en 1998, en Acadie de la Nouvelle-Écosse et qui s’est installé au Québec, rive sud de Montréal en 2011. Je suis à présent franco-canadien. Ce détail sur ma vie, ces émigrations successives mettent en relief combien l’identité d’un individu est en perpétuel changement, en un flux ininterrompu de déplacements, de rencontres qui modifient l’être intime. Je dirais que j’ai une vie bien ordinaire en apparence, avec femme et enfants, et un travail bien ordinaire lui aussi. J’étais enseignant de français en France dans une école secondaire, je le fus également en Nouvelle-Écosse et je le suis encore au Québec. J’ai décidé de poursuivre une carrière en enseignement car j’ai toujours aimé l’école, un peu comme un enfant qui redoute le monde extérieur, je n’en suis jamais sorti. Aussi, ce travail promet des surprises quotidiennes car avec les élèves, on ne sait jamais ce qui va arriver, le pire comme le meilleur. Avec les élèves et avec leurs parents qui ne sont parfois pas du tout raisonnables. L’ennui, je ne connais pas. J’aurais pu choisir la carrière d’écrivain mais je regarde autour de moi les collègues qui l’ont choisie et quelle est leur vie? Ils passent leur temps à animer des ateliers d’écriture dans les écoles, ils vont rencontrer leurs lecteurs au diable vauvert et ils sont obligés d’écrire et de publier beaucoup pour espérer joindre les deux bouts à la fin du mois. Sans oublier les dossiers de demande de bourse à la création qu’ils passent des heures à remplir tous les ans, bourses qu’ils n’obtiendront probablement pas. Moi, j’ai choisi la liberté. J’écris si je veux, quand je veux, sur les sujets que je choisis. Il est vrai que j’aimerais davantage rencontrer mes lecteurs mais on ne peut pas tout avoir. Ma carrière d’enseignant m’offre enfin cette absence totale de pression financière qui m’obligerait à agir.

D’un point de vue plus artistique, je suis avant tout un poète. La poésie est le summum des arts littéraires selon moi. J’essaie d’écrire de la poésie, toujours, partout. Je suis également un grand lecteur qui adore la littérature haïtienne, Jacques S. Alexis étant mon auteur préféré mort, hélas, en héros, et la photographie me passionne. Ma vie? Famille, lecture, écriture, enseignement. Mes rêves (mes obsessions)? Écrire des livres. Aujourd’hui en 2021, j’en ai publié 31. J’en ai écrit beaucoup plus. J’en écrirai d’autres.

P. : Comment expliquer votre rencontre avec la littérature ?

A.R. : J’ai rencontré la littérature quand j’ai rencontré mon premier mot, en très bas âge. Dès qu’il y eut mot pour moi, il y eut une histoire. J’ai toujours vu de la littérature partout, tout le temps. Je ne sais pas si on peut parler de « rencontre », plutôt de présence. Et cette vision des mots est absolument inexplicable. Les mots sont là. Je dois les utiliser pour écrire des histoires. Cette pulsion d’écriture, je la ressens depuis que je suis très petit. Dès l’école primaire, j’écrivais des histoires, mes maîtresses m’encourageaient. J’ai donc continué pour elles, et aussi pour moi. Je suis mon premier lecteur, surpris par ma création. Car qu’est-ce qu’une œuvre littéraire? Un objet poétique qui apparaît là où il n’y avait rien. Personne ne m’oblige à écrire. Si je n’écris pas, personne ne s’en rendra compte. Si vous, lecteur, n’écrivez pas, qui va s’en rendre compte? Ma littérature a toujours été en moi avec cette urgence de vouloir sortir, d’être violemment écrite, d’être montrée, d’être publiée. J’ignore pourquoi. C’est comme ça. J’ai toujours su que j’allais publier des livres et les nombreuses lettres de refus que j’ai reçues des éditeurs entre mes 16 ans et mes 34 ans ne m’ont jamais trop intéressé. Moi, j’écris, s’ils ne veulent pas me publier, cela ne me concerne pas, je ne suis pas éditeur me disais-je. Un jour, je le sais, je serai publié. Et cela est arrivé, comme prévu. Mon destin était écrit et je l’avais lu d’avance. Il a toujours été sous mes yeux. Cela m’apporte une grande sérénité. Le doute, l’angoisse du créateur, la peur de la page blanche, je ne connais pas. J’ai l’écriture heureuse.

La vraie rencontre est plutôt celle avec la littérature des autres qui écrivent beaucoup mieux que moi, fort heureusement. J’ai tant à apprendre. La liste des auteurs que j’admire risque d’être très longue. J’ai commencé par aimer les classiques du XIXe siècle français, grâce à l’école. Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Stendhal, Balzac, Jules Verne, Zola… Puis les classiques du XXe siècle français: Céline, ah, oui, Céline, un homme détestable à l’écriture admirable, Céline! Puis Saint-Exupéry, Camus, Alain-Fournier, Apollinaire… Et enfin les classiques du XVIIIe français: Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu et l’abbé Prévost. Sans oublier les auteurs américains: Salinger, Steinbeck, Hemingway, Dos Passos… Roman, poésie, mes genres préférés. Je lisais aussi beaucoup de biographies historiques avant 18 ans. Avant l’université. L’âge idéal pour lire. Ensuite, la magie se perd car on a vécu et l’on comprend mieux. On imagine moins. On se souvient davantage. On imagine peut-être mieux aussi mais on y perd un peu de magie. Voilà, la littérature doit rester magique. Sans magie, point d’œuvre.

P. : Vous êtes l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé « Sans gravité », paru au Québec aux éditions de L’Instant Même. De quelle gravité s’agit-il effectivement dans ce recueil ? Pouvez-vous nous parler du contexte de création de ce livre ?

A.R. : J’avais déjà publié des nouvelles dans diverses revues littéraires. Le genre m’est familier. Et je suis un lecteur de romans policiers depuis très longtemps. J’ai toujours rêvé (les écrivains sont de grands rêveurs) d’écrire un roman policier, cependant je ne connais pas le milieu policier et je ne me voyais pas inventer un détective privé stéréotypé, rempli de clichés. Je ne me suis jamais senti les épaules assez larges pour jouer dans cette cour. Alors, j’ai opté pour une forme intermédiaire, la nouvelle. Cette forme me plait beaucoup car je suis quelqu’un de peu de mots. Elle me permet également de passer d’un sujet à un autre sans aucun problème, et elle me donne la possibilité d’explorer différents styles d’écriture, de multiplier les personnages et les lieux. Aussi, le genre est annoncé. « Sans gravité », ce sont des contes cruels, des nouvelles noires. Le lecteur est prévenu. Je me permets donc d’aborder en toute quiétude différents genres littéraires: le polar, la sf et l’horreur. On meurt en masse et au détail dans ce recueil. La gravité est donc celle de notre présence au monde, de notre fragilité. Les raisons pour tuer sont variées et inadmissibles pour le commun des mortels: jalousie; chantage; religion; politique; appât du gain… Ce livre n’interroge pas la mort mais plutôt le sens de la vie. La réponse que j’apporte frôle l’absurde. Les victimes meurent pour rien. Si leur mort n’a pas de sens, alors quel sens donner à l’existence? Les romans policiers ont remplacé les contes de Grimm de notre enfance. Les ogres, les loups, les géants ont changé de nom mais le principe reste le même. Nous continuons de lire des contes cruels. Et d’en écrire.

P. : Vous êtes aussi romancier. Pourquoi le choix du roman comme moyen d’expression ? Privilégierait-il davantage le déploiement de votre discours sur la vie, votre interprétation du réel par rapport aux autres genres littéraires ?

A.R. : J’ai commencé par publier de la poésie et des nouvelles dans des revues littéraires. Ce sont des formes courtes. Les romans que j’envoyais aux éditeurs étaient systématiquement refusés. Puis j’ai émigré au Canada et j’ai commencé par publier des livres de littérature jeunesse. Là aussi, des formes courtes. Je commençais à me sentir à l’aise dans ce nouveau genre pour moi quand un éditeur chez Hurtubise à Montréal, Jacques Allard, me demande de lui écrire un roman pour sa collection en littérature générale. Donc, revenir à la forme longue avec laquelle je n’avais eu aucun succès en France. Je me rends compte soudain que cela fait une dizaine d’années que je n’écris plus de roman. J’hésite. Chat échaudé craint l’eau froide. L’année suivante, au salon du livre de Montréal, Jacques Allard revient à l’assaut. Alors, ce roman? S’il insiste, c’est qu’il croit peut-être en moi, me dis-je. Et je me lance. Ce sera «Roman et Anna », publié chez Hurtubise en 2006. Mon premier roman en littérature générale.

Le roman n’est pas un choix. Je pense que la forme, roman, nouvelle, poésie, biographie historique s’impose d’elle-même. D’abord, j’ai une idée de livre en tête, comme tout le monde, mais on n’écrit pas avec des idées, on écrit avec des mots. Et je découvre la forme quand j’ai écrit les mots. J’écris d’abord, je regarde ensuite à quoi l’œuvre ressemble.

Le roman permet peut-être aux personnages d’évoluer beaucoup plus que dans une nouvelle mais il reste pour moi un long poème masqué. Je peux parler entre les lignes beaucoup plus longtemps que dans les autres genres. Ne pas oublier, je suis avant tout poète. Ce qui m’intéresse est ce qui n’est pas dit. Je n’aime pas les livres bavards. J’essaie d’écrire des livres qui parlent peu et qui murmurent beaucoup. Je ne suis pas romancier. Quand je publie un roman, je trompe mon monde. L’avantage du roman est qu’il est beaucoup plus lu que le recueil de poésie. Qui lit de la poésie? Les poètes. Tout le monde lit des romans.

P. : Que peut la littérature contre l’ordre actuel du monde ?

A.R. : L’ordre actuel du monde est le triomphe catastrophique du libéralisme sauvage aux dépens du peuple. Chaque pays gère la catastrophe à sa façon. La littérature aide à vivre parce qu’elle offre un discours inattendu, poétique, impossible, artistique. Elle montre que nous ne sommes pas seulement des victimes d’un système mais aussi des êtres lumineux capables de beauté. Elle apporte un sens rassurant, habituellement invisible dans le discours du quotidien. Elle dit mieux que quiconque que nous sommes humains. Elle est ma respiration.

P. : Vous êtes un européen, plus précisément un écrivain français exilé sur le sol québécois. Comment vous sentez-vous sur cette terre étrangère ?

A.R. : Grande question. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’exil pour ce qui me concerne. J’ai émigré volontairement en Nouvelle-Écosse et je n’ai rien fui. L’exil est un vaste sujet qui, heureusement je pense, ne s’applique pas à moi. Je n’ai jamais eu le statut de réfugié au Canada. Pour ce qui est d’écrivain français sur le sol québécois, j’aurais une petite remarque à faire. Le Canada n’est pas formé d’une seule et belle Nation tricotée serrée mais de mille communautés. En 1998, je suis passé d’une Nation centralisatrice à outrance à un pays gigantesque formé de provinces et de territoires, peuplé de Nations autochtones, de communautés anglaises et françaises, françaises et acadiennes, et dont la culture au Nunavut n’a pas grand-chose à voir avec celle de la Nouvelle-Écosse ou de l’Alberta. Ainsi, comment me définir? En Nouvelle-Écosse, je suis un écrivain français de France, mais aussi canadien, et acadien puisque j’écris et que je publie en Acadie. Et lorsque j’arrive au Québec, qui suis-je? Un écrivain québécois? À partir de combien de temps peut-on être considéré comme Québécois? Car j’écris et je publie au Québec. Je suis donc au Québec un écrivain franco-canado-acadiano-québécois ? Et est-ce qu’en quittant la France, je suis passé du statut d’écrivain français à écrivain francophone? Et si j’allais ensuite habiter en Saskatchewan?… Cette question met en évidence que l’identité d’un individu est en perpétuel changement, une couche identitaire s’ajoutant à une autre. Il faut faire simple. Je suis un écrivain qui écrit en français au Québec. Comment je me sens? J’ai eu la chance de m’intégrer à la société québécoise en quelques mois. Je suis arrivé en juillet 2011 et en avril 2012 j’obtenais un poste d’enseignant à temps plein dans une école publique. Mon intégration dans la société par le travail a été très rapide, j’ai eu beaucoup de chance si je me compare aux émigrants latino-américains par exemple qui doivent apprendre le français et retourner sur les bancs de l’école afin de trouver un emploi correspondant à leur formation d’origine. Je me sens très bien accepté par la société québécoise, je me sens vraiment chez moi, peut-être plus qu’en Nouvelle-Écosse où l’anglais était dominant. Au Québec, nous avons accès à une partie de la culture de la France, nous avons notre propre culture québécoise si variée, et nous avons aussi accès aux cultures anglaises des autres provinces et territoires, et même à la culture des États-Unis. La frontière passe à 30 minutes de route au sud de chez moi. Par temps clair, je vois par la fenêtre de ma chambre les monts Adirondacks de l’État de New York. Ma propre culture s’est élargie, j’ai dû apprendre l’anglais en Nouvelle-Écosse et je vois que cette langue est très présente, même au Québec. Maintenant, oui, je pense que je resterai un étranger, quel que soit l’endroit où j’habite parce que j’ai quand même déménagé souvent dans ma vie. L’avantage de cette situation est que tout me semble bien souvent exotique, inhabituel. J’ai souvent l’impression d’être en voyage, même si je franchis tous les jours le Saint-Laurent pour gagner mon travail, tous les jours je regarde le fleuve majestueux avec fascination. Les autres passagers de mon autobus sont d’ici. Ils ne lèvent pas le nez de leur écran de téléphone.

P. : D’autres projets d’écriture en cours ?

A.R. : Oui, toujours, toujours. Je suis en train de relire et de modifier le roman dont je viens de terminer la première version, le premier jet. Et je pense écrire une nouvelle qui sera ajoutée au recueil que mon éditeur devrait publier dans un ou deux ans. Je pense aussi écrire deux romans jeunesse. Voilà pour l’instant.

P. : Un conseil pour les jeunes lecteurs (rices) qui vous lisent sur cette plateforme littéraire ?

A.R. : Conseil de lecture? Quelques auteurs essentiels: Jacques S. Alexis; Yanick Lahens; Lyonel Trouillot; Louis-Philippe Dalembert; Edwidge Danticat; Frankétienne; Aimé Césaire; Ali Zamir; Blaise Ndala… Pour commencer.

Conseil pour écrire? Lisez, et faites-vous confiance. Il n’y a que vous qui puissiez dire qui vous êtes.

P. : Merci Alain Raimbault pour cet entretien.

Propos recueillis par Raynaldo Pierre-Louis


Je réponds par la suite à deux questions supplémentaires de Marco Sony Ricot: 

Que pensez-vous de la littérature haïtienne ?
Je ne connais pas vraiment l’histoire de la littérature haïtienne avant Jacques Roumain, lequel illustre à merveille le courant indigéniste avec son chef d'œuvre : «Gouverneurs de la rosée». Mais c’est avec «Compère Général Soleil», de Jacques S. Alexis que j’ai été fasciné, voire happé par cette littérature. Je connaissais un peu la littérature latinoaméricaine du fameux boom des années 60, mais lorsque j’ai découvert Jacques. S. Alexis, j’ai mieux compris les combats politiques menés alors dans cet espace des Caraïbes, et plus généralement en Amérique latine. J’ai mieux compris Gabriel García Márquez «Cent ans de solitude» grâce à la prose très poétique et engagée de Jacques S. Alexis. Il est ma porte d’entrée de cet univers littéraire. L’autre figure incontournable est Frankétienne. J’ai eu le bonheur de le rencontrer en 1998 à Royan, en France, et le personnage exubérant, total, grandiose, est à l’image de sa poésie car Frankétienne n’écrit que de la poésie, quoi qu’on dise. C’est le poète solaire d’Haïti, futur prix Nobel, je n’en doute pas. Je connais mal la poésie même si j’en lis régulièrement, et uniquement en français, je ne lis hélas pas le créole haïtien, mais je peux dire que tous les écrivains haïtiens sont des poètes. Ça, c’est une certitude. On peut créer une frontière artificielle entre les écrivains qui sont restés en Haïti et ceux de la diaspora mais cela n’a aucune importance. Haïti est dans leurs écrits. La vraie patrie du romancier est sa langue. Je passe beaucoup de temps chaque année à lire les écrivains haïtiens parce qu’ils me parlent directement. On dit qu’en art, le vrai a remplacé le beau. Dans cette littérature, le vrai côtoie le beau et bien souvent le sublime car les écrivains haïtiens savent faire vibrer les mots. J’ai trouvé mon chez moi littéraire en franchissant la porte ouverte par Jacques S. Alexis. Je pense aussi que, comme le font très bien Gary Victor et Rodney Saint-Éloi, il faudrait encore plus donner la parole aux jeunes poètes, aux jeunes écrivains. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
Quels écrivains haïtiens lisez-vous?
J’essaie de lire les auteurs publiés en français dans l’année. Par exemple, ma grande découverte de 2021 est le poète Jean d’Amérique avec son si beau roman : «Soleil à coudre». L’histoire, d’une terrible violence, est contée dans une langue poétique, ce qui donne aussitôt plusieurs niveaux de lecture. Le roman se fait conte, parabole, poème. En 2017, j’avais aussi beaucoup aimé «Rapatriés» de Néhémy Pierre-Dahomey, et cette année je découvre avec fascination «Combats», dont l’action se déroule au XIXe dans la campagne haïtienne. La situation politique est totalement surprenante pour moi et là-aussi, cet auteur sait transformer le réel en fable cruelle. Je lis Yanick Lahens, ses récits, ses essais, ses romans. Je lis tout d’elle. Chaque lecture est un apprentissage et un ravissement. J’aime énormément Louis-Philippe Dalembert dont la phrase à la fois classique et baroque me rappelle la belle langue du XVIIIe siècle ainsi que la prose d’Alejo Carpentier. Je lis en anglais Edwidge Danticat, avec une préférence pour ses courts récits, malgré une petite faiblesse pour son roman «Krik? Krak!». Je lis Jean-Claude Charles au lyrisme désarmant. Je lis Dany Laferrière, comme tout le monde. Je lis Gary Victor dont l’inspecteur Dieuswalwe Azémard a l’art de mettre le nez dans tout ce qui ne tourne pas rond en Haïti. Je lis Émile Ollivier, Emmelie Prophète, René Depestre, Davertige, Bonel Auguste, Marvin Victor, Dieulermesson Petit Frère, Makenzy Orcel, Thélyson Orélien, Evains Wêche, Gary Klang et aussi, comme tout le monde, le romancier Lyonel Trouillot qui m’impressionne vraiment. Sans oublier Laënnec Hurbon. Pour commencer.