dimanche 27 juin 2021

«Le Français de Roseville», d’Ahmed Tiab

Lu: «Le Français de Roseville», d’Ahmed Tiab, Éditions de l’aube, collection Mikrós noir (paru en 2016 aux Éditions de l’aube en grand format. C’est le premier roman de cet auteur)

Oran. Le commissaire Kémal Fadil se rend sur un chantier de construction parce qu’on a retrouvé des ossements humains, mais il faudrait que l’enquête soit bâclée parce qu’on ne va pas retarder la construction d’un immeuble pour si peu… Sauf que le commissaire désire connaître la vérité. Les os dateraient de 1960. Nous voilà donc plongés dans l’Algérie coloniale des années 50, puis dans la guerre d’Indépendance où chaque personnage essaie de s’en tirer le mieux possible: pieds-noirs, Arabes, Français métropolitains, Espagnols. L’enquête progresse par va-et-vient entre passé et présent. Au final, c’est une fabuleuse fresque historique qui ne dit pas son nom que l’auteur, sous prétexte d’une enquête complexe et passionnante, a pondu-là. J’ai adoré. C’est son premier roman. Formidable. Je vais lire les suivants.




samedi 12 juin 2021

«La Trinité bantoue», de Max Lobe

Lu: «La Trinité bantoue», de Max Lobe, éd. Zoé

Mwána, le narrateur, a quitté le Bantouland pour venir étudier chez les Helvètes. Il vit avec son conjoint Ruedi qui a décidé de ne pas travailler. Après tout c’est vrai, pourquoi travailler, hein? Mais du jour au lendemain, Mwána perd son emploi de commercial ambulant chez Nkamba African Beauty et vogue la galère. Commence la longue épreuve de recherche d’emploi dans une Suisse pas vraiment accueillante. En parallèle à cette quête, la mère de Mwána restée au Bantouland commence à connaître de petits problèmes de santé et cela ira de mal en pis. Heureusement, il existe des Dieux vers lesquels se tourner: Nzambé tout puissant, Élôlombi protecteur des âmes, et ceux des ancêtres, les Bankóko.

Je me suis laissé entraîné par la verve du romancier, par son personnage qui vit en Suisse mais dont le pays laissé, bien présent grâce à la famille et au téléphone, ne cesse de le rappeler à la réalité. Sa réalité entre deux cultures. Le dernier tiers du livre est, je vous préviens, vraiment émouvant. Un très beau roman écrit avec justesse, humour, sensibilité. Beaucoup aimé.




J'ai rencontré l'auteur au salon du livre de Montréal en 2014

«Neuf ans parmi les Indiens», de Herman LEHMANN

Lu: «Neuf ans parmi les Indiens», de Herman LEHMANN, éd. Séguier, traduit de l’anglais par Nicolas Jeanneau (Témoignage publié en 1927)

Herman Lehmann, fils d’immigrés allemands, est enlevé au Texas en 1870 par une tribu apache. Il a dix ans. À la dure, il va devenir une vrai Apache lui-même et participer comme guerrier aux raids contre les visages pâles afin de voler leurs chevaux, leurs armes, leurs couvertures, et bien souvent afin de les tuer et de les scalper haut et court. Il va aussi devoir fuir sa tribu après avoir vengé l’assassinat de son chef Carnoviste. Il va se réfugier chez les Comanches, dont il ne comprend pas la langue, et devenir lui-même un guerrier Comanche. Il retourne vivre dix ans après son enlèvement chez sa mère et ses frères et sœurs. Hors, il a tout oublié de son passé. Son adaptation chez les visages pâles qu’il a toujours combattus va se révéler bien difficile. Il sera à jamais un Comanche. Sur ses vieux jours, il raconte sa vie à un journaliste, ami de sa famille, J. Marvin Hunter.

Ce livre est un témoignage bouleversant sur la réalité que vivent les tribus apaches et comanches dans les années 1870 au sud-ouest des États-Unis. Les vagues d'immigrants européens déferlent à travers les territoires ancestraux des autochtones. Le chemin de fer est construit. Des hordes de chasseurs blancs exterminent les bisons. Les villes poussent partout. L’armée fédérale n’a qu’une mission: neutraliser les autochtones et les enfermer, les sédentariser dans des Réserves (ou bien souvent les exterminer jusqu’au dernier bébé!) Bien sûr, des chefs de tribus résistent aussi longtemps qu’ils le peuvent mais la raison du plus fort, du plus nombreux l’emporte. Ces chefs meurent en combattant, ou de maladie au fond d’une prison, ou de vieillesse dans une Réserve, ou se suicident de désespoir. Juin est le mois de l’histoire des Autochtones au Canada. L’histoire des Autochtones chez les voisins du sud est également terrible.



samedi 22 mai 2021

«Abobo Marley», de Yaya Diomandé

Lu: «Abobo Marley», de Yaya Diomandé, éd. JC Lattès

(Prix Voix d’Afriques)


Moussa alias Mozess balance à bord d’un gbaka (transport collectif limite), un fourgonnette. Il hèle et transporte les clients entre Abobo et Adjamé, deux communes d’Abidjan. Mozess, fils aîné de la famille, préfère travailler qu’aller à l’école pour subvenir aux besoins de sa mère, délaissée et humiliée par un mari égoïste et violent. Si Mozess n’a plus le temps d’aller à l’école, il tient à payer les frais de scolarité de sa petite sœur Fatim et du reste de la fratrie. En deux mots, il remplace le père. Il est courageux, Mozess. Il travaille sans compter pour donner de l’argent à sa mère et économiser pour le grand voyage à Bengue, en Europe, à l’étranger. C’est son rêve. Mais tout rêve à un coût. Si au départ, l’argent se gagne en travaillant, le commerce des choses plus ou moins légales est beaucoup rentable. À partir de ce changement d’activité, la vie de Mozess est un long fleuve intranquille.

Ce roman ressemble à une charge de cavalerie légère. Tous les moyens sont bons pour que notre héros picaresque atteigne ses deux buts: premièrement, aider sa mère et sa fratrie. Deuxièmement, aller à Bengue. Quitte à y risquer sa vie. Le lecteur n’a pas le temps de respirer: commerce douteux; prison; rébellions; traversée du désert; émigration; corruption en tous genres; racket; assaut à la machette… Au passage, l’auteur met en évidence quelques maux endémiques qui empêchent le petit peuple de Côte D'ivoire d’accéder à un niveau de vie décent. Yaya Diomandé sait aussi très bien écrire. J’ai beaucoup aimé les passages en nouchi, traduits aussitôt. C’est un parler local, une sorte d’argot populaire, incompréhensible pour moi mais étonnamment très poétique, je ne sais pas pourquoi. J’ai lu ce roman d’un trait. Il m’a fait penser à un Don Quichotte chevauchant une grosse cylindrée. Pour un coup d’essai (premier roman!), c’est un coup de maître. Les membres du jury du Prix Voix D’Afriques ne se sont vraiment pas trompés. À découvrir!!!



La génération d'écrivains haïtiens de 1980

La génération d'écrivains haïtiens de 1980

Je constate que la génération de 1980 est terriblement talentueuse. Je pense à James Noël; Fabienne Josaphat; Evains Wêche; Watson Charles; Marvin Victor; Jessica Fièvre; Dieulermesson Petit Frère; Makenzy Orcel; Fabian Charles; Néhémy Pierre-Dahomey; Thélyson Orélien; Wébert Charles; Mirline Pierre et Jean D’Amérique. Pourquoi 1980? Parce que leur œuvre est naissante et déjà plus que prometteuse. Pourquoi “génération” ? Parce qu’ils ont grandi à la fin (1986) ou après la dictature de «Baby Doc», ce qui marque pour moi un tournant historique. Bien sûr, ma simple opinion est bien discutable, je le reconnais sans hésitation, et ma sélection bien parcellaire, celle-ci due à ma grande ignorance. J’assume mon propos car s’il permet de faire découvrir une de ces auteures, ou l’un d’entre eux, mon objectif est atteint.


James Noël 1978

Fabienne Josaphat 1979

Evains Wêche 1980

Watson Charles 1980

Marvin Victor 1981

Jessica Fièvre 1981

Dieulermesson Petit Frère 1982

Makenzy Orcel 1983

Néhémy Pierre-Dahomey 1986

Thélyson Orélien 1988

Wébert Charles 1988

Mirline Pierre 1990

Jean d’Amérique 1993

Fabian Charles (date inconnue, mais c’est un p’tit jeune bourré de talent!)

«Soleil à coudre», de Jean D’Amérique

Lu: «Soleil à coudre», de Jean D’Amérique, éd. Actes Sud

Rien ne va plus dans le quartier pauvre Cité de Dieu, à Port-au-Prince. Rien ne va jamais bien, d’ailleurs. Tête Fêlée n’a pas quinze ans. Sa mère, Fleur d’Orange, travaille aux corps pour survivre, trois réguliers, c’est mieux que le trottoir où les places sont chères. Son père officiel, surnommé Papa, aucun enfant connu, travaille pour le chef de gang de la cité. Il est son homme de main. Alors forcément, qu’elle le veuille ou non, Tête Fêlée doit rabattre le gibier pour son paternel. C’est comme ça la vie. Elle vous prend malgré vous, vous paralyse dans votre classe sociale (d’où personne ne sort). Mais il y aurait l’amour, peut-être, pour s’évader.

Ce superbe premier roman est celui d’un poète. Malgré l’histoire très dure, malgré la description d’un pays où règne la corruption, la loi du plus fort, la misère et la mort, où tous les coups sont bons pour survivre, le poète, dans un lyrisme surprenant, élève le débat. L’action, la réflexion est soudain grandiose. Page 45: «Je connais mes falaises, mes quartiers d’ombre. Je ne suis pas la moins nue sous le soleil des armes. Papa m’a beaucoup appris de la démarche du sang, de la valse du fer dans les territoires de la main.» Plus loin, page 56: «Par manque de caresses, nos corps s’adonnent au langage des décombres. Nos pas s’effacent dans les contrées de la vie, laissant la poussière se conjuguer.»

C’est un court mais dense roman, un long poème merveilleusement chanté. Parfois, je pense à la la Niña Estrellita (voir: «L’Espace d’un cillement», de Jacques S. Alexis) lorsqu'est évoqué le bordel à Port-au-Prince où Fleur d’Orange ne peut travailler. Je pense au très beau roman de Lyonel Trouillot intitulé «Bicentenaire» lorsqu'est évoquée la répression contre les manifestants. Je pense à tous les romans de Gary Victor quand il s’agit de corruption. Et à la verve de Frankétienne quand le poète (romancier ici, mais avant tout poète) se laisse aller, de même qu'au Jean-Claude Charles de «Manhattan Blues» pour le lyrisme. Très très beau roman, qui aurait plu à Baudelaire, c’est certain.








(Photos: Je lis souvent le matin dans l'autobus alors que je vais au travail. Ici, je suis dans l'autobus de la ligne 15, sur le nouveau pont Samuel de Champlain, au-dessus du fleuve Saint-Laurent, entre chez moi à Greenfield Park et la station de métro Bonaventure, à Montréal, au Québec, en mai 2021, à la fin (je l'espère) de la pandémie de Covid. C'est pourquoi les passagers, comme moi, portons un masque.) 

dimanche 2 mai 2021

«Combats», de Néhémy Pierre-Dahomey

Lu: «Combats», de Néhémy Pierre-Dahomey, éd. du Seuil

Que savais-je sur Haïti en ce début de XIXe siècle, plus de 30 ans après son indépendance gagnée dans le sang sur le colonisateur français? Pas grand chose, je dois l’avouer. Eh bien l’auteur de ce roman me donne deux-trois petites informations politiques, comme par exemple la dette pharaonique que la nouvelle République doit payer à la France pour la rembourser de la perte de cette colonie: l’indemnité de dédommagement aux anciens colons! Eh oui. Ce n’est pas une blague. Après avoir été exploité sans vergogne, le nouveau pays doit encore payer. Normalement, ce devrait être à la France de dédommager Haïti pour toutes ces années de torture et de colonisation, non? Cherchez l’erreur. Donc, le pays doit payer. Mais qui en particulier? Le bon peuple, bien sûr. Les paysans. Et à qui paient-ils? À l’État, ou à la force militaire, corrompus jusqu’à la moelle. Peu importe qui dirige la levée de l’impôt, pharaonique lui aussi, c’est toujours aux plus pauvres de payer. Le décor est planté, l’ambiance est explosive. Les personnages: Ludovic Possible notaire et propriétaire terrien qui défend les paysans contre le pouvoir politique en place. Il décide de construire une école dans son arrière-cour afin d’instruire le peuple, de l’éduquer pour lui permettre de mieux se défendre. Timoléon Jean-Baptiste est un fidèle allié du notaire, mais un peu trop fougueux. Il va provoquer en duel l’ennemi juré de Ludovic, son demi-frère Balthazar Possible, qui souffre d’un mal incurable: la jalousie. Ce sera un combat de coqs. À la gaguère. Le combat va-t-il mettre fin à la rivalité entre les deux demi-frères? Le sang et les plumes vont voler! En parallèle, nous découvrons le destin de la jeune Aïda, enfant naturelle du vieux Ludovic. C’est une fille de peu de mots, au début pour le moins, mais qui sait écouter les contes de sa vieille mère. Plus le roman avance et plus la tension augmente. Le lecteur craint le pire. Le pire se produit, mais ce n’est pas du tout celui auquel on s’attendait.

J’avais beaucoup aimé «Rapatriés», le premier roman de cet auteur. Ce roman-ci est encore plus fort. La langue est splendide. Les personnages, épiques. L’auteur me tient. Il me fait penser à Patrick Chamoiseau pour la qualité de la langue, sa poésie, et les thèmes abordés: le petit peuple dans sa lutte quotidienne pour sa survie face au pouvoir public aveugle; la transmission de la culture par le conte; l’héritage colonial lourd à porter. Et puis, l’épisode de l’inondation fait basculer le roman dans le mythe, c’est le Déluge. L’auteur martiniquais a écrit sa «Biblique...», Néhémy Pierre-Dahomey fait référence à deux frères ennemis, Caïn, jaloux, qui veut tuer Abel. J’ai enfin saisi avec plaisir les références à «La Lézarde», le premier roman (révolutionnaire) d’Édouard Glissant. Vraiment, «Combats» annonce, trompette la naissance d’un romancier important qui connaît ses classiques!