jeudi 7 octobre 2021

«Un tueur sur mesure», de Sam Millar

Lu: «Un tueur sur mesure» («The Bespoke Hitman», en anglais d'Irlande du Nord) traduit magnifiquement par nul autre que Patrick Raynal, éditions Métailié. Il sort aujourd'hui en France. (7 octobre 2021)



Je lis Sam Millar toujours avec un immense plaisir et je me dis que la violence de ce roman est un peu l’écho de la véritable violence qu’a dû endurer l’auteur lors de sa jeunesse en pleine guerre civile entre les Républicains irlandais et le Loyalistes britanniques des années 1970 à 2000. Je regardais ces événements à la télévision. D’un côté, l'armée britannique dans les rues de Belfast, fusil au poing, des hélicoptères de surveillance sans arrêt dans le ciel, je me souviens, il y avait toujours ce bruit des hélicoptères lors des reportages. Et en face une population assiégée qui se défendait comme elle pouvait, qui répondait à la violence par sa propre violence. Une guerre civile à armes inégales. Pauvre Irlande du Nord. J’ai toujours pris parti pour les Irlandais du Nord, pour les Républicains. Parce que ce que je voyais à l’époque était inadmissible: une force d’occupation qui tirait sur une population assiégée. Moi, je voyais ça à la télé mais Sam Millar habitait Belfast, il était jeune et révolté, et il a payé très cher son engagement: 7 ans prisonnier politique à la terrible prison de Long Kesh. Et quand je le lis, ce n’est pas la vengeance qui domine dans ses romans policiers, ce n’est pas la pure violence ou l’absurdité des destins, non, c’est l’humour, la bienveillance (son personnage de Karl Kane est si attachant!), c’est, ô paradoxe pour un genre noir, l’humanité. Ses romans de plus en plus noirs sont lumineux.

https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/3127623-20211007-tueur-sous-pluie-sam-millar-bijou-humour-noir-terriblement-jouissif


« À l’extérieur de la charmante maison individuelle, la nuit était comme une armée de vieillards sans âmes et en haillons. Une sale pluie cognait contre les fenêtres, comme des ongles tambourinant dans un cercueil. Ou deux. C’était pour l’instant le seul bruit, à un moment où les frontières avaient été tordues et abandonnées, où la dynamique du pouvoir avait été passée au hachoir.»

Parce que
l’auteur tisse habilement plusieurs enquêtes. Le lecteur suit ainsi plusieurs personnages à travers lesquels il comprend qu’en Irlande du Nord, si la guerre entre Républicains et Loyalistes a officiellement cessé en 1998, les rancœurs persistent et les survivants de cette époque ne sont pas tous des enfants de chœur, loin s’en faut. Du reste, une phrase au début du roman résume bien cette idée: «L’IRA et l’armée britannique acceptaient d’arrêter de se tirer dessus, mais pas mal de gens trouvaient que la paix était un concept très inquiétant.»

Parce que
l’auteur pousse ses personnages à l'extrême, ce qui crée une tension incessante, comme si chacun continuait de vivre en état de guerre, ou de siège. Nul n’a oublié de quel côté il combattait entre 1969 et 1998, et cette tension persiste, même si elle s’exprime à présent dans un contexte purement policier. La vengeance personnelle est finalement le moteur de l’intrigue.

Parce que
ce roman est d’une noirceur absolue. Les scènes violentes (braquage, tabassages, enlèvements, tortures, exécutions, explosions) sont ponctuées par des dialogues caractéristiques du genre policier et teintés d’un humour dévastateur. Et pas un jour ou une nuit sans pluie. Cette oeuvre magistrale est un petit bijou d’humour noir terriblement jouissif.

L’intrigue

Un soir d’Halloween, trois repris de justice maladroits déguisés en loup décident de braquer une banque... aux coffres vides. Par hasard, un client bavard se fait assommer et voler sa valise qui, elle, ô miracle, n’est pas vide. Les propriétaires de ladite valise décident de la récupérer en douce, la police mène l’enquête et tout est vraiment mal parti pour nos trois malfaiteurs.

Les personnages

Les trois braqueurs de banque: Charlie Madden, Jim McCabe et Brian Ross. L’inspecteur Harry Thompson; l’agent Robert Boyd. Un groupe de «citoyens préoccupés» (et très préoccupants): Conor O’Neil, George Magee, Barney Dennison et Seamus Nolan.

Les lieux
Belfast, Irlande du Nord

L’époque
Tout début du XXIe siècle

Ce roman est une merveille d’humour noir, de références aux genres populaires et, pour les amateurs du genre, un ravissement total.

L’auteur
Sam Millar est né à Belfast. Il a fait de la prison en Irlande du Nord comme activiste politique et aux États-Unis pour le fameux casse de la Brinks. De retour au pays, il écrit des romans policiers. Il est traduit dans plusieurs langues.

mardi 28 septembre 2021

Entretien avec l'écrivain Alain Raimbault (juillet 2021)

Le site littéraire Plimay publie un entretien que je lui ai accordé en juillet 2021.

https://plimay.com/alain-raimbault-des-lecole-primaire-jecrivais-des-histoires/ 




Né à Paris en 1966, Alain Raimbault est un écrivain français émigré au Canada en 1998. Résidant au Québec depuis en 2011, il partage son temps entre l’enseignement et la littérature. Auteur d’une trentaine de livres dont « Effacé » (2018) et « Sans gravité » (2020), ses deux derniers ouvrages parus au Québec, aux Editions l’Instant même. En 2006, il a obtenu le « Prix Grand-Pré » pour l’ensemble de son œuvre, et, en 2007, le « Prix Émile-Ollivier » et le « Prix de mérite pour un artiste établi ». À travers cet entretien, la rédaction de Plimay interroge l’auteur sur sa vie ainsi que son rapport à l’écriture.


Plimay : Qui est Alain Raimbault ? (Parlez-nous un peu de votre vie !)

Alain Raimbault : Pour commencer, d’un point de vue officiel, je suis un Français né à Paris en 1966 qui a émigré au Canada en 1998, en Acadie de la Nouvelle-Écosse et qui s’est installé au Québec, rive sud de Montréal en 2011. Je suis à présent franco-canadien. Ce détail sur ma vie, ces émigrations successives mettent en relief combien l’identité d’un individu est en perpétuel changement, en un flux ininterrompu de déplacements, de rencontres qui modifient l’être intime. Je dirais que j’ai une vie bien ordinaire en apparence, avec femme et enfants, et un travail bien ordinaire lui aussi. J’étais enseignant de français en France dans une école secondaire, je le fus également en Nouvelle-Écosse et je le suis encore au Québec. J’ai décidé de poursuivre une carrière en enseignement car j’ai toujours aimé l’école, un peu comme un enfant qui redoute le monde extérieur, je n’en suis jamais sorti. Aussi, ce travail promet des surprises quotidiennes car avec les élèves, on ne sait jamais ce qui va arriver, le pire comme le meilleur. Avec les élèves et avec leurs parents qui ne sont parfois pas du tout raisonnables. L’ennui, je ne connais pas. J’aurais pu choisir la carrière d’écrivain mais je regarde autour de moi les collègues qui l’ont choisie et quelle est leur vie? Ils passent leur temps à animer des ateliers d’écriture dans les écoles, ils vont rencontrer leurs lecteurs au diable vauvert et ils sont obligés d’écrire et de publier beaucoup pour espérer joindre les deux bouts à la fin du mois. Sans oublier les dossiers de demande de bourse à la création qu’ils passent des heures à remplir tous les ans, bourses qu’ils n’obtiendront probablement pas. Moi, j’ai choisi la liberté. J’écris si je veux, quand je veux, sur les sujets que je choisis. Il est vrai que j’aimerais davantage rencontrer mes lecteurs mais on ne peut pas tout avoir. Ma carrière d’enseignant m’offre enfin cette absence totale de pression financière qui m’obligerait à agir.

D’un point de vue plus artistique, je suis avant tout un poète. La poésie est le summum des arts littéraires selon moi. J’essaie d’écrire de la poésie, toujours, partout. Je suis également un grand lecteur qui adore la littérature haïtienne, Jacques S. Alexis étant mon auteur préféré mort, hélas, en héros, et la photographie me passionne. Ma vie? Famille, lecture, écriture, enseignement. Mes rêves (mes obsessions)? Écrire des livres. Aujourd’hui en 2021, j’en ai publié 31. J’en ai écrit beaucoup plus. J’en écrirai d’autres.

P. : Comment expliquer votre rencontre avec la littérature ?

A.R. : J’ai rencontré la littérature quand j’ai rencontré mon premier mot, en très bas âge. Dès qu’il y eut mot pour moi, il y eut une histoire. J’ai toujours vu de la littérature partout, tout le temps. Je ne sais pas si on peut parler de « rencontre », plutôt de présence. Et cette vision des mots est absolument inexplicable. Les mots sont là. Je dois les utiliser pour écrire des histoires. Cette pulsion d’écriture, je la ressens depuis que je suis très petit. Dès l’école primaire, j’écrivais des histoires, mes maîtresses m’encourageaient. J’ai donc continué pour elles, et aussi pour moi. Je suis mon premier lecteur, surpris par ma création. Car qu’est-ce qu’une œuvre littéraire? Un objet poétique qui apparaît là où il n’y avait rien. Personne ne m’oblige à écrire. Si je n’écris pas, personne ne s’en rendra compte. Si vous, lecteur, n’écrivez pas, qui va s’en rendre compte? Ma littérature a toujours été en moi avec cette urgence de vouloir sortir, d’être violemment écrite, d’être montrée, d’être publiée. J’ignore pourquoi. C’est comme ça. J’ai toujours su que j’allais publier des livres et les nombreuses lettres de refus que j’ai reçues des éditeurs entre mes 16 ans et mes 34 ans ne m’ont jamais trop intéressé. Moi, j’écris, s’ils ne veulent pas me publier, cela ne me concerne pas, je ne suis pas éditeur me disais-je. Un jour, je le sais, je serai publié. Et cela est arrivé, comme prévu. Mon destin était écrit et je l’avais lu d’avance. Il a toujours été sous mes yeux. Cela m’apporte une grande sérénité. Le doute, l’angoisse du créateur, la peur de la page blanche, je ne connais pas. J’ai l’écriture heureuse.

La vraie rencontre est plutôt celle avec la littérature des autres qui écrivent beaucoup mieux que moi, fort heureusement. J’ai tant à apprendre. La liste des auteurs que j’admire risque d’être très longue. J’ai commencé par aimer les classiques du XIXe siècle français, grâce à l’école. Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Stendhal, Balzac, Jules Verne, Zola… Puis les classiques du XXe siècle français: Céline, ah, oui, Céline, un homme détestable à l’écriture admirable, Céline! Puis Saint-Exupéry, Camus, Alain-Fournier, Apollinaire… Et enfin les classiques du XVIIIe français: Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu et l’abbé Prévost. Sans oublier les auteurs américains: Salinger, Steinbeck, Hemingway, Dos Passos… Roman, poésie, mes genres préférés. Je lisais aussi beaucoup de biographies historiques avant 18 ans. Avant l’université. L’âge idéal pour lire. Ensuite, la magie se perd car on a vécu et l’on comprend mieux. On imagine moins. On se souvient davantage. On imagine peut-être mieux aussi mais on y perd un peu de magie. Voilà, la littérature doit rester magique. Sans magie, point d’œuvre.

P. : Vous êtes l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé « Sans gravité », paru au Québec aux éditions de L’Instant Même. De quelle gravité s’agit-il effectivement dans ce recueil ? Pouvez-vous nous parler du contexte de création de ce livre ?

A.R. : J’avais déjà publié des nouvelles dans diverses revues littéraires. Le genre m’est familier. Et je suis un lecteur de romans policiers depuis très longtemps. J’ai toujours rêvé (les écrivains sont de grands rêveurs) d’écrire un roman policier, cependant je ne connais pas le milieu policier et je ne me voyais pas inventer un détective privé stéréotypé, rempli de clichés. Je ne me suis jamais senti les épaules assez larges pour jouer dans cette cour. Alors, j’ai opté pour une forme intermédiaire, la nouvelle. Cette forme me plait beaucoup car je suis quelqu’un de peu de mots. Elle me permet également de passer d’un sujet à un autre sans aucun problème, et elle me donne la possibilité d’explorer différents styles d’écriture, de multiplier les personnages et les lieux. Aussi, le genre est annoncé. « Sans gravité », ce sont des contes cruels, des nouvelles noires. Le lecteur est prévenu. Je me permets donc d’aborder en toute quiétude différents genres littéraires: le polar, la sf et l’horreur. On meurt en masse et au détail dans ce recueil. La gravité est donc celle de notre présence au monde, de notre fragilité. Les raisons pour tuer sont variées et inadmissibles pour le commun des mortels: jalousie; chantage; religion; politique; appât du gain… Ce livre n’interroge pas la mort mais plutôt le sens de la vie. La réponse que j’apporte frôle l’absurde. Les victimes meurent pour rien. Si leur mort n’a pas de sens, alors quel sens donner à l’existence? Les romans policiers ont remplacé les contes de Grimm de notre enfance. Les ogres, les loups, les géants ont changé de nom mais le principe reste le même. Nous continuons de lire des contes cruels. Et d’en écrire.

P. : Vous êtes aussi romancier. Pourquoi le choix du roman comme moyen d’expression ? Privilégierait-il davantage le déploiement de votre discours sur la vie, votre interprétation du réel par rapport aux autres genres littéraires ?

A.R. : J’ai commencé par publier de la poésie et des nouvelles dans des revues littéraires. Ce sont des formes courtes. Les romans que j’envoyais aux éditeurs étaient systématiquement refusés. Puis j’ai émigré au Canada et j’ai commencé par publier des livres de littérature jeunesse. Là aussi, des formes courtes. Je commençais à me sentir à l’aise dans ce nouveau genre pour moi quand un éditeur chez Hurtubise à Montréal, Jacques Allard, me demande de lui écrire un roman pour sa collection en littérature générale. Donc, revenir à la forme longue avec laquelle je n’avais eu aucun succès en France. Je me rends compte soudain que cela fait une dizaine d’années que je n’écris plus de roman. J’hésite. Chat échaudé craint l’eau froide. L’année suivante, au salon du livre de Montréal, Jacques Allard revient à l’assaut. Alors, ce roman? S’il insiste, c’est qu’il croit peut-être en moi, me dis-je. Et je me lance. Ce sera «Roman et Anna », publié chez Hurtubise en 2006. Mon premier roman en littérature générale.

Le roman n’est pas un choix. Je pense que la forme, roman, nouvelle, poésie, biographie historique s’impose d’elle-même. D’abord, j’ai une idée de livre en tête, comme tout le monde, mais on n’écrit pas avec des idées, on écrit avec des mots. Et je découvre la forme quand j’ai écrit les mots. J’écris d’abord, je regarde ensuite à quoi l’œuvre ressemble.

Le roman permet peut-être aux personnages d’évoluer beaucoup plus que dans une nouvelle mais il reste pour moi un long poème masqué. Je peux parler entre les lignes beaucoup plus longtemps que dans les autres genres. Ne pas oublier, je suis avant tout poète. Ce qui m’intéresse est ce qui n’est pas dit. Je n’aime pas les livres bavards. J’essaie d’écrire des livres qui parlent peu et qui murmurent beaucoup. Je ne suis pas romancier. Quand je publie un roman, je trompe mon monde. L’avantage du roman est qu’il est beaucoup plus lu que le recueil de poésie. Qui lit de la poésie? Les poètes. Tout le monde lit des romans.

P. : Que peut la littérature contre l’ordre actuel du monde ?

A.R. : L’ordre actuel du monde est le triomphe catastrophique du libéralisme sauvage aux dépens du peuple. Chaque pays gère la catastrophe à sa façon. La littérature aide à vivre parce qu’elle offre un discours inattendu, poétique, impossible, artistique. Elle montre que nous ne sommes pas seulement des victimes d’un système mais aussi des êtres lumineux capables de beauté. Elle apporte un sens rassurant, habituellement invisible dans le discours du quotidien. Elle dit mieux que quiconque que nous sommes humains. Elle est ma respiration.

P. : Vous êtes un européen, plus précisément un écrivain français exilé sur le sol québécois. Comment vous sentez-vous sur cette terre étrangère ?

A.R. : Grande question. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’exil pour ce qui me concerne. J’ai émigré volontairement en Nouvelle-Écosse et je n’ai rien fui. L’exil est un vaste sujet qui, heureusement je pense, ne s’applique pas à moi. Je n’ai jamais eu le statut de réfugié au Canada. Pour ce qui est d’écrivain français sur le sol québécois, j’aurais une petite remarque à faire. Le Canada n’est pas formé d’une seule et belle Nation tricotée serrée mais de mille communautés. En 1998, je suis passé d’une Nation centralisatrice à outrance à un pays gigantesque formé de provinces et de territoires, peuplé de Nations autochtones, de communautés anglaises et françaises, françaises et acadiennes, et dont la culture au Nunavut n’a pas grand-chose à voir avec celle de la Nouvelle-Écosse ou de l’Alberta. Ainsi, comment me définir? En Nouvelle-Écosse, je suis un écrivain français de France, mais aussi canadien, et acadien puisque j’écris et que je publie en Acadie. Et lorsque j’arrive au Québec, qui suis-je? Un écrivain québécois? À partir de combien de temps peut-on être considéré comme Québécois? Car j’écris et je publie au Québec. Je suis donc au Québec un écrivain franco-canado-acadiano-québécois ? Et est-ce qu’en quittant la France, je suis passé du statut d’écrivain français à écrivain francophone? Et si j’allais ensuite habiter en Saskatchewan?… Cette question met en évidence que l’identité d’un individu est en perpétuel changement, une couche identitaire s’ajoutant à une autre. Il faut faire simple. Je suis un écrivain qui écrit en français au Québec. Comment je me sens? J’ai eu la chance de m’intégrer à la société québécoise en quelques mois. Je suis arrivé en juillet 2011 et en avril 2012 j’obtenais un poste d’enseignant à temps plein dans une école publique. Mon intégration dans la société par le travail a été très rapide, j’ai eu beaucoup de chance si je me compare aux émigrants latino-américains par exemple qui doivent apprendre le français et retourner sur les bancs de l’école afin de trouver un emploi correspondant à leur formation d’origine. Je me sens très bien accepté par la société québécoise, je me sens vraiment chez moi, peut-être plus qu’en Nouvelle-Écosse où l’anglais était dominant. Au Québec, nous avons accès à une partie de la culture de la France, nous avons notre propre culture québécoise si variée, et nous avons aussi accès aux cultures anglaises des autres provinces et territoires, et même à la culture des États-Unis. La frontière passe à 30 minutes de route au sud de chez moi. Par temps clair, je vois par la fenêtre de ma chambre les monts Adirondacks de l’État de New York. Ma propre culture s’est élargie, j’ai dû apprendre l’anglais en Nouvelle-Écosse et je vois que cette langue est très présente, même au Québec. Maintenant, oui, je pense que je resterai un étranger, quel que soit l’endroit où j’habite parce que j’ai quand même déménagé souvent dans ma vie. L’avantage de cette situation est que tout me semble bien souvent exotique, inhabituel. J’ai souvent l’impression d’être en voyage, même si je franchis tous les jours le Saint-Laurent pour gagner mon travail, tous les jours je regarde le fleuve majestueux avec fascination. Les autres passagers de mon autobus sont d’ici. Ils ne lèvent pas le nez de leur écran de téléphone.

P. : D’autres projets d’écriture en cours ?

A.R. : Oui, toujours, toujours. Je suis en train de relire et de modifier le roman dont je viens de terminer la première version, le premier jet. Et je pense écrire une nouvelle qui sera ajoutée au recueil que mon éditeur devrait publier dans un ou deux ans. Je pense aussi écrire deux romans jeunesse. Voilà pour l’instant.

P. : Un conseil pour les jeunes lecteurs (rices) qui vous lisent sur cette plateforme littéraire ?

A.R. : Conseil de lecture? Quelques auteurs essentiels: Jacques S. Alexis; Yanick Lahens; Lyonel Trouillot; Louis-Philippe Dalembert; Edwidge Danticat; Frankétienne; Aimé Césaire; Ali Zamir; Blaise Ndala… Pour commencer.

Conseil pour écrire? Lisez, et faites-vous confiance. Il n’y a que vous qui puissiez dire qui vous êtes.

P. : Merci Alain Raimbault pour cet entretien.

Propos recueillis par Raynaldo Pierre-Louis


Je réponds par la suite à deux questions supplémentaires de Marco Sony Ricot: 

Que pensez-vous de la littérature haïtienne ?
Je ne connais pas vraiment l’histoire de la littérature haïtienne avant Jacques Roumain, lequel illustre à merveille le courant indigéniste avec son chef d'œuvre : «Gouverneurs de la rosée». Mais c’est avec «Compère Général Soleil», de Jacques S. Alexis que j’ai été fasciné, voire happé par cette littérature. Je connaissais un peu la littérature latinoaméricaine du fameux boom des années 60, mais lorsque j’ai découvert Jacques. S. Alexis, j’ai mieux compris les combats politiques menés alors dans cet espace des Caraïbes, et plus généralement en Amérique latine. J’ai mieux compris Gabriel García Márquez «Cent ans de solitude» grâce à la prose très poétique et engagée de Jacques S. Alexis. Il est ma porte d’entrée de cet univers littéraire. L’autre figure incontournable est Frankétienne. J’ai eu le bonheur de le rencontrer en 1998 à Royan, en France, et le personnage exubérant, total, grandiose, est à l’image de sa poésie car Frankétienne n’écrit que de la poésie, quoi qu’on dise. C’est le poète solaire d’Haïti, futur prix Nobel, je n’en doute pas. Je connais mal la poésie même si j’en lis régulièrement, et uniquement en français, je ne lis hélas pas le créole haïtien, mais je peux dire que tous les écrivains haïtiens sont des poètes. Ça, c’est une certitude. On peut créer une frontière artificielle entre les écrivains qui sont restés en Haïti et ceux de la diaspora mais cela n’a aucune importance. Haïti est dans leurs écrits. La vraie patrie du romancier est sa langue. Je passe beaucoup de temps chaque année à lire les écrivains haïtiens parce qu’ils me parlent directement. On dit qu’en art, le vrai a remplacé le beau. Dans cette littérature, le vrai côtoie le beau et bien souvent le sublime car les écrivains haïtiens savent faire vibrer les mots. J’ai trouvé mon chez moi littéraire en franchissant la porte ouverte par Jacques S. Alexis. Je pense aussi que, comme le font très bien Gary Victor et Rodney Saint-Éloi, il faudrait encore plus donner la parole aux jeunes poètes, aux jeunes écrivains. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
Quels écrivains haïtiens lisez-vous?
J’essaie de lire les auteurs publiés en français dans l’année. Par exemple, ma grande découverte de 2021 est le poète Jean d’Amérique avec son si beau roman : «Soleil à coudre». L’histoire, d’une terrible violence, est contée dans une langue poétique, ce qui donne aussitôt plusieurs niveaux de lecture. Le roman se fait conte, parabole, poème. En 2017, j’avais aussi beaucoup aimé «Rapatriés» de Néhémy Pierre-Dahomey, et cette année je découvre avec fascination «Combats», dont l’action se déroule au XIXe dans la campagne haïtienne. La situation politique est totalement surprenante pour moi et là-aussi, cet auteur sait transformer le réel en fable cruelle. Je lis Yanick Lahens, ses récits, ses essais, ses romans. Je lis tout d’elle. Chaque lecture est un apprentissage et un ravissement. J’aime énormément Louis-Philippe Dalembert dont la phrase à la fois classique et baroque me rappelle la belle langue du XVIIIe siècle ainsi que la prose d’Alejo Carpentier. Je lis en anglais Edwidge Danticat, avec une préférence pour ses courts récits, malgré une petite faiblesse pour son roman «Krik? Krak!». Je lis Jean-Claude Charles au lyrisme désarmant. Je lis Dany Laferrière, comme tout le monde. Je lis Gary Victor dont l’inspecteur Dieuswalwe Azémard a l’art de mettre le nez dans tout ce qui ne tourne pas rond en Haïti. Je lis Émile Ollivier, Emmelie Prophète, René Depestre, Davertige, Bonel Auguste, Marvin Victor, Dieulermesson Petit Frère, Makenzy Orcel, Thélyson Orélien, Evains Wêche, Gary Klang et aussi, comme tout le monde, le romancier Lyonel Trouillot qui m’impressionne vraiment. Sans oublier Laënnec Hurbon. Pour commencer.



lundi 27 septembre 2021

«J'ai tangué sur ma vie», de Maryssa Rachel

Lu: «J'ai tangué sur ma vie», de Maryssa Rachel JDH éditions

Citation:

«J'ai envie de partir, loin. Pour aller où? Je ne sais pas. Si mon cerveau écoutait mon corps, il se lèverait et partirait en courant, comme ça, sans rien dire, sans se confondre en excuses.»

J'ai adoré ce roman parce que le destin de Dédé est fascinant. Oui les événements extérieurs de sa vie sont ordinaires, mais ils sont vécus de l'intérieur. Le lecteur assiste à la lutte incessante entre le désir de réussir d'André, employé sans histoire dans une usine, il va même connaître une promotion, et le démon qui le dévore, l'alcool, ce poison qui le pousse à mentir, à traîner dans les bars, à imaginer les choses les plus laides, à détruire sa vie de famille, à ne semer que de la peine. Deux personnages se livrent à une lutte à mort: André, amoureux de sa femme et qui voudrait réussir, et Dédé l'alcoolo.

Aussi, parce que ce roman est profondément humaniste. Il montre un homme qui pourrait nous ressembler, qui fait face à un quotidien identifiable, qui essaie des choses simples, André, c'est moi. Mais face aux difficultés normales de la vie, Dédé cherche une réponse, un soulagement, une solution d'évitement dans l'alcool. Ce roman ne porte aucun jugement sur les actions des personnages. Il donne à voir. Et le lecteur comprend que la lutte est perdue d'avance. André souffre d'alcoolisme. Il est malade. Il ne peut que perdre. Il est victime de son alcoolisme.

La fin du roman est également extraordinaire. Le lecteur se dit qu'il est impossible pour le personnage de sombrer davantage. Hors, Dédé continue à penser, à parler, à écrire, et sa perception du monde, déformée par la maladie et la folie, est lumineuse. Jusqu'au bout, dans sa souffrance extrême, il reste un Homme. Sa douleur infinie, contre laquelle il ne sait pas lutter, fait de lui un être extraordinaire. Attachant. Profondément humain. Quelque part, il y a du Dédé en nous, qu'on le veuille ou non.

Enfin, les références à la musique et aux films populaires apportent une touche sentimentale à un roman qui ne l'est pas du tout. L'auteure inclut même des paroles de chansons dans le corps du texte. J'ai aussi beaucoup aimé les allusions à la vie et à l'œuvre de Bukowski, et je n'ai pu m'empêcher de penser aux personnages de Zola, prisonniers de leur milieu social comme André (fidèle parmi les fidèles de l'Assommoir-PMU) qui a deux frères pour lesquels rien de bon n'arrive.



Maryssa Rachel écrit des romans dans la veine du «Dirty Realism» avec une écriture limpide, descriptive, directe. Elle aborde de front la société au risque de choquer. Elle participe à des lectures-performances, à des ateliers, à des débats. Elle réalise également des courts métrages.

https://www.maryssarachel.fr/ 

lundi 6 septembre 2021

«Failles», de Yanick Lahens

Lu: «Failles», un récit de Yanick Lahens, éditions de poche chez Sabine Wespieser, 2017

Comment écrire le tremblement de terre du 12 janvier 2010? Comment écrire ce malheur qui nous dépasse ? Lorsque j’ai rencontré Dany le 21 août dernier au centre N A rive à Montréal lors de la journée du livre haïtien, il a avoué s’être posé la même question: comment raconter ce tremblement de terre qu’il avait vécu de manière privilégiée, comme un riche dans un hôtel pour riches en Haïti, avec petits fours et boissons à volonté? Le lecteur n’allait-il pas lui reprocher d’être complètement déconnecté de la réalité du peuple haïtien? Dany étant ce qu’il est, un écrivain honnête, il a su raconter son expérience en toute sincérité, et avec poésie, oui, et à partir de là, que pouvait-on lui reprocher? «Tout bouge autour de moi» est vraiment un très beau récit. Yanick Lahens aborde aussi son récit en contant son expérience personnelle de la catastrophe, du goudougoudou. Elle parle d’elle, de sa famille, de ses proches, et des gens autour d’elle. Les nouvelles, souvent terribles, lui arrivent de partout et elle doit elle-même donner des siennes. Au-delà de la catastrophe, elle essaie de comprendre d’où viennent les malheurs, les failles qui ne cessent de maintenir son pays dans la misère. Elle montre ce qui cloche, pourquoi ça cloche, et ce qu’on pourrait faire avec de la bonne volonté, tout ce qu’on pourrait faire de beau, de bien, et qui donnerait de l’espoir. Yanick Lahens est pour moi une intellectuelle impeccable. Je la lis depuis des années et je lui trouve de nombreuses qualités littéraires et beaucoup de générosité. Elle se dit pessimiste quant à la situation actuelle (en 2010) en Haïti mais je ne la crois pas. Elle est réaliste humaniste. Une pessimiste n’écrirait jamais un si beau livre.



samedi 17 juillet 2021

«La Danse du Vilain», de Fiston Mwanza Mujila



Lu: «La Danse du Vilain», de Fiston Mwanza Mujila, éd. Métailié

C’était à l’époque du Zaïre et de la guerre civile en Angola où les diamants coulaient à flots pour ceux qui savaient saisir leur chance. Il sera question du personnage mythique de la Madone Tshiamuena, japonaise de naissance, environ, à l’âge environ également. Nous passerons dans les rues de Lubumbashi au Katanga et nous y resterons avec les gamins sans toit et avec pour unique loi celle de l’argent. Même si la corruption et la répression de l’État mène la vie dure aux habitants, la Danse du Vilain réconcilie tout un chacun au Mambo de la fête. Mais toute bonne dictature hélas a une fin et le Zaïre se fit RDC, la guerre remettant au passage les destins à zéro.

Ce roman est, encore une fois (il faut lire «Tram 83»!), extraordinaire. Chaque page contient un destin haut en couleur. Comment, mais comment l’auteur fait-il pour connaître tant d’histoires? Aussi, chaque phrase est criante de vérité. Certains écrivains, tu les vois venir de loin. Tu te dis: là, il exagère. Là, il veut m’en mettre plein les mirettes. Là, il se la joue grand auteur. Là, il fait son érudit. Mais pas Fiston Mwanza Mujila. Quand il te parle, tu l’écoutes. Attentivement. Il te raconte la vérité. C’est vrai, et les événements se sont passés tels que décrits. Je n’en doute pas une seconde. Je me disais, difficile de faire mieux que «Tram 83». Eh bien je me suis trompé. L’auteur ne fait pas mieux, il fait différent, il change de langue (vous connaissez beaucoup d’écrivains capables de changer de langue entre deux romans? Moi, non) et c’est encore un grand roman. Celui qui en fin de compte danse du début à la fin, c’est le lecteur. Chapeau, l’artiste. Toute mon admiration pour votre art.



vendredi 9 juillet 2021

«Tram 83», de Fiston Mwanza Mujila



Lu: «Tram 83», de Fiston Mwanza Mujila, Métailié


Dans la Ville-Pays dirigée par le Général dissident, le point de ralliement inéluctable est le bar à traînées-cabaret-restaurant(chien grillé/rat salé)-maison de passe nommé Tram 83: «Déconseillé aux pauvres, minables, incirconcis, historiens, archéologues, lâches, psychologues, radins, imbéciles, insolvables et vous autres qui avez la guigne...» mais ouvert aux clients divers (la liste est longue, on attache sa tuque): «prostituées (tout un poème)... musiciens par inadvertance… prestidigitateurs ou pasteurs des églises de réveil ou étudiants aux allures de mécanos ou médecins… ou jeune journalistes déjà à la retraite…» (Il faut lire la liste, un vrai poème aussi.) Bon, l’industrie du coin est l’exploitation sauvage de la mine avec toutes les activités de survie connexes. Requiem est doué pour le commerce et son meilleur ennemi est l’écrivain rêveur Lucien qui est le seul, mais alors le seul à défendre son âme pure d’écrivain dans un tel lieu de misère et de violence. Au Tram 83, c’est comme la météo. On se sait jamais quel temps va sévir.

Ce roman est une véritable explosion de poésie. La langue libre (baroque?) de l’auteur nous tiraille vers les quatre ou cinq horizons dans chaque phrase, chaque situation. Le lecteur flotte au sommet d’un océan déchaîné. Faut vraiment avoir le pied marin pour tenir à flot. Voilà une œuvre terriblement originale. J’ai savouré ce roman comme un recueil de poésie, lentement, très lentement. C’est une bombe, ce livre.

Enfin, ce Tram 83 m’a fait penser au «prostíbulo» ou bordel si important dans la littérature latinoaméricaine ou caribéenne. Un lieu de malemort extraordinairement vivant.









jeudi 1 juillet 2021

Leçon de dédicace. Merci à Daniel Maximin

 Daniel Maximin

Un type adorable. Je l'ai rencontré en 1998 à la Corderie royale de Rochefort. Peu avant, j'avais demandé à une écrivaine une dédicace. Elle m'a salement toisé, a pris son roman que je lui tendais et m'a pondu un gribouillis infâme en me faisant la gueule. Je l'avais dérangée. Et puis, je croise Daniel Maximin, dont j'avais lu l'éblouissant "L'isolé soleil". Je lui tends son roman "Lîle et une nuit" et je redoute le pire, à cause de l'écrivaine précédente. Eh bien pas du tout. Il prend gentiment son roman, il lève le nez en l'air avec un petit sourire pour chercher l'inspiration, quelques secondes, puis il m'écrit la longue et belle dédicace ci-dessous.A-do-rable! J'allais publier mon premier livre deux ans plus tard et chaque fois que j'écris une dédicace, je pense à Daniel Maximin qui en ce jour de mai 1998 m'a enseigné une bien belle leçon. (L'événement s'appelait: Balcon sur l'Atlantique). Merci Daniel!!!