dimanche 31 octobre 2021

«La saveur des derniers mètres», de Felwine Sarr

Lu: «La saveur des derniers mètres», de Felwine Sarr, éd. Philippe Rey

Recueil de récits de voyages, l’auteur nous entraîne dans son sillage à travers ses pérégrinations. Des îles de Diogane, Bassar, Thialane jusqu’à Niodior natal en passant par Kampala, Lisboa, Cuernavaca, Douala, Dakar, Rome, New York, Port-au-Prince ou Montréal ou Istanbul, entre autres. J’ai menti car les voyages sont intérieurs. L’auteur préfère sentir l’écho des lieux en lui plutôt que de s’attarder sur les sites touristiques entendus… J’avais un ami en Nouvelle-Écosse qui avait passé deux ans à enseigner l’économie en Chine. Lorsqu’il est revenu et qu’il m’a montré ses photographies en couleur (vous savez, dont l’origine est la lumière prisonnière d’une pellicule, tirées sur papier), je n’ai ni découvert la célèbre muraille, ni le palais impérial de Pékin (on dira Beijing plus tard), non, il n’avait pris en photo que les gens, ses collègues de travail et ses étudiants. Il a dit: c’est ce qui m’intéressait le plus. Felwine Sarr fait un peu la même chose. Il s’attarde sur les lieux afin de montrer comment ils résonnent en lui et bien sûr, ce sont surtout les rencontres, organisées ou inattendues qui l’intéressent davantage. Il prend en photo les conversations, l’essence des conversations, en quelque sorte. Plus je lis ce livre et plus je me rends compte qu’il est en fait une ébauche de livre de sagesse, un recueil de poésie, une recherche intérieure, la quête de la voie, du «do». Je ne suis pas quelqu’un de religieux qui va croire en un Dieu ou en une religion. Je pense qu’après la mort, c’est fini, un peu comme lorsqu'on s’endort sous anesthésie générale et lorsqu’on se réveille, il ne reste rien de ce temps passé hors conscience, sans rêve. La mort est pour moi une sorte d’anesthésie générale, ce temps de rien. Alors, je considère les livres dits sacrés comme des œuvres littéraires, des récits de traditions orales fixées sur le papier. Je crois davantage en la poésie. Tout bon poème est pour moi une œuvre sacrée. Et ce livre de Felwine Sarr doit être considéré ainsi: comme une poésie sacrée.

Citation, pages 118-119: «Considérer que tout m’a été gracieusement donné. La vie, le temps imparti, l’air que je respire, les mots de la langue que je parle, les pensées qui me viennent à l’aube, le sourire fugace, ce soleil que je hume. À mon tour, de ce vécu, il va bien falloir que je partage les fruits de saison. C’est pourquoi, pour moi, est fondamental le geste de la transmission. J’ai vécu, j’ai creusé, et il me semble qu’il y a quelque chose que j’ai touché, vu, reconnu, trouvé qui m’a aidé à vivre et qui pourrait être utile à autrui. Puisque je dois partir un jour, pourquoi le garder pour moi? J’ajoute, si possible, à la vie qui m’a été donnée, du viable, des provisions pour l’approfondir et en densifier la texture. Seulement ce qui ajoute de la vie à la vie me semble digne d’être transmis.»



Revues de presse

Revues de presse…

Depuis que j’écris de brèves critiques littéraires pour le quotidien 20 Minutes, en France (et en ligne, il existe une version papier mais je n’ai pas encore vu une de mes chroniques dans cette version, ça viendra je pense), je découvre avec surprise que je suis repris, cité sur les sites des éditeurs dans la partie: revue de presse. Moi qui ai toujours voulu être édité par ces éditeurs, eh bien c’est fait, mais ce n’est pas ce genre d’écrit que j’espérais. Cependant, c’est toujours agréable de se voir publier quelque part. Aussi, mon nom n’est presque jamais cité, c’est le journal 20 Minutes qui l’est. C’est normal, je l’accepte puisque je ne suis personne, les éditeurs font ce qu’ils veulent.

Ahmet Altan, «Madame Hayat», éditions Actes Sud
Ce livre a été lu avec admiration devant la grande poésie qui s’en dégage, doublée d’un parfum de tristesse. 20 MINUTES

Sam Millar, «Un tueur sur mesure», éditions Métailié
"Cette œuvre magistrale est un petit bijou d’humour noir terriblement jouissif."
Alain Raimbault SITE 20 MINUTES

J. R. Dos Santos, «Le magicien d’Auschwitz», éditions HC éditions Hervé Chopin
"J.R. dos Santos est vraiment doué pour nous faire vivre l’expérience des personnages de l’intérieur. Il brise un tabou, celui de faire de la fiction à partir de cette terrible tragédie, mais il le fait avec élégance et délicatesse. L’auteur donne à voir sans se lancer dans de grandes leçons de morale. Non. Il essaie de montrer un destin brisé, métaphore d’un génocide. C’est courageux, intelligent et utile. Pour qu’on n’oublie pas." 20 Minutes

Et les éditions HC Hervé Chopin ont tellement aimé ma critique que non seulement ils en ont repris un long passage mais en plus, ils vont m’envoyer le tome 2: «Le manuscrit de Birkenau», et ils m’ont demandé de réaliser une entrevue écrite avec l’auteur. Me voici donc passé de chroniqueur littéraire à journaliste culturel.

Cette nouvelle situation entraîne enfin une nouvelle relation pour moi: celle avec les attachées de presse. Elles commencent à me contacter directement, sans passer par le journal. Elles m’envoient le catalogue des titres publiés par leur maison d'édition pour que je choisisse le livre que je veux, comme si j’étais quelqu’un. Je ne suis personne, je le répète, mais elles semblent oublier ce détail.

Comment en suis-je arrivé là? Pas compliqué. Mon ami Ludovic Lavaissière en France m’a fait remarquer que je pouvais demander à être lecteur pour 20 Minutes. Comme j’ai l’habitude de tenir un blog de lecture, j’ai contacté 20 Minutes. Ils ont accepté en toute simplicité et maintenant, ça roule. Je lis des livres (j’ai toujours lu des livres) et mes critiques sont publiées en France. Je pensais que j’étais écrivain, pas lecteur-chroniqueur. Mais, bon, un écrivain, ça écrit un peu de tout, non?

Enfin, j’aurais bien écrit pour un journal québécois mais personne ne me l’a proposé. Être au Québec et écrire pour un journal en France…

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------15 novembre 2021
J'ai réalisé l'entrevue écrite avec J.R. dos Santos, j'ai écrit ma fiche et elle l'est publiée aujourd'hui. Et l'éditeur est super rapide et me cite sur son site :«Un livre captivant et très utile. Un suspens intenable nous pousse à tourner les pages. J’ai été estomaqué par des descriptions on ne peut plus réalistes. Je savais à quoi je m’attendais, mais la lecture fut plus forte que prévu.»
20 Minutes


Et il me cite en quatrième de couverture aussi (la première ligne, c'est moi qui ai écrit ça pour Le magicien d'Auschwitz)






samedi 30 octobre 2021

«Les villages de Dieu» d’Emmelie Prophète

Lu: «Les villages de Dieu» d’Emmelie Prophète, éd. Mémoire d’encrier

Célia est une adolescente qui vit avec sa grand-mère et son oncle alcoolique dans un bidonville de Port-au-Prince, la Cité de la Puissance Divine. Elle raconte les événements qui se déroulent autour d’elle, comment survivent les gens dans un environnement abandonné par l’État (pas d’eau courante, ni électricité, ni service public)et où les gangs font leur loi. Le seul rêve autorisé est de survivre au présent. Quant à l’Amérique, cette possibilité d’évasion, plusieurs y ont laissé des plumes.

J’ai beaucoup aimé la description de la vie dans cette cité où Dieu trouve d’excellentes conditions d'épanouissement, les missionnaires américains blancs l’ont très bien compris. La vie suit son cours, interrompue bien souvent par un tir vengeur. Si les personnages ne se font pas assassiner, ils survivent en vendant ce qu’ils peuvent, en échangeant ce qu’ils peuvent aussi, ou en exerçant le métier de la violence. Il existe enfin soit des haines incurables, soit une magnifique solidarité de voisinage.

Cette vie dans un tel endroit est absolument incompréhensible pour moi qui ai toujours vécu dans un endroit tranquille, en France ou au Canada. Je ne sais rien de rien sur cette vie-là, mais je sais que ce roman touche à l’humanité entière, par son ton vrai, ses personnages extraordinairement vivants, et ses thèmes. Lorsque hier soir j’ai écouté une entrevue entre l’auteure et le sociologue Frédéric Boisrond, j’ai tout de suite pensé, lorsqu'ils ont évoqué le bruit excessif dans de telles cités, au recueil de nouvelles de Dany intitulé «La Chair du maître» qui évoque aussi ce bruit incessant, excessif à Port-au-Prince. Et j’ai pensé au superbe roman très poétique qui se déroule lui aussi dans un tel endroit: «Soleil à coudre», de Jean d’Amérique.

J’avais beaucoup aimé «Impasse Dignité», j’ai beaucoup beaucoup aimé «Les Villages de Dieu» dans lesquels, justement, Dieu semble exactement absent.

La (superbe) citation, page 111. Cécé dit: «C’était mon anniversaire. Je n’avais pas de rapport avec le temps, de toute façon. Il ne passait pas vraiment le temps à Bethléem et à la Cité de la Puissance Divine. Probablement partout où les gens n’attendaient rien. On oubliait d’être, on n’essayait pas de comprendre. J’avais eu envie de parler de ma fête à Tonton Frédo. Savait-il seulement ce que signifiait un anniversaire? Quelle était la date du sien? Il n’avait aucun papier d’identité d’ailleurs, il était revenu de son Amérique avec une feuille de route, comme un colis.»





dimanche 24 octobre 2021

«Rends-moi fière», de Nicole Dennis-Benn

Lu: «Rends-moi fière», de Nicole Dennis-Benn. Roman traduit de l’anglais (Jamaïque) par Benoîte Dauvergne, Éditions de l’aube

En 1994 en Jamaïque, Margot travaille dans un hôtel. Elle rêve d’obtenir une promotion mais elle sait que sa condition sociale est un frein. Elle vient d’un petit village et elle est noire. Elle n’est donc personne. Mais elle connaît son monde et comprend très bien comment fonctionnent les hommes de pouvoir. Elle va tout faire pour se sortir de sa condition première. Elle va aussi essayer de protéger sa petite sœur des terribles réalités de la vie. Quant à leur mère, elle a perdu toute illusion.

Ce roman met en lumière la douleur des femmes, de toutes les femmes pauvres du village. Il n’y a pas une seule petite fille épargnée par la violence que les hommes leur font subir, parce qu’elles sont pauvres et sans défense. Lorsqu’elles grandissent, elles ont compris les règles du jeu et doivent parfois se prostituer pour gagner un peu d’argent. L'innocence n’existe pas longtemps pour elles. Elles perdent très vite leurs illusions et tentent de tirer profit de leur seule arme, leur corps, leur pauvre corps violé pour tenter d’échapper à un destin tout tracé. Ce livre dénonce aussi les magouilles de l'industrie immobilière pour construire des hôtels sur les plus belles plages du pays, quitte à expulser les habitants et à raser des villages. La corruption règne en maître.

J’ai souvent pensé aux Rougon-Macquart de Zola, prisonniers de leur condition sociale. L’auteure ici met en évidence, c’est même le sujet du roman, la douleur des femmes et la perte de toute innocence. Très très beau roman!!! Je conseille vivement.


Citation, page 102:

« Depuis qu’elle la connaît, cette femme a testé d’innombrables méthodes pour s’éclaircir la peau. Cela fait longtemps qu’elle ne prête plus attention à sa voisine. Ni à Ruby qui, depuis qu’elle a fermé son commerce de poisson, vend des chimères aux jeunes filles qui rêvent de trouver mieux qu’un emploi de domestique. Ces pauvres petites pensent qu’un léger éclaircissement de la peau leur permettra de se faire remarquer des gens de la haute et leur évitera de se faire piétiner par leurs chaussures de cuir importées.»



mercredi 13 octobre 2021

«La plus secrète mémoire des hommes», de Mohamed Mbougar Sarr

Lu (trop vite) : «La plus secrète mémoire des hommes», de Mohamed Mbougar Sarr, éditions Philippe Rey en coédition avec Jimsaan


    Dès la première et magnifique citation de Roberto Bolaño tirée de «Les détectives sauvages» (pas encore lu, mais qui dit détective sous entend enquête, non?), je pense à son chef-d'œuvre intitulé «2666», (roman si cher à Sami Tchak, notre maître à tous) qui commence par la révélation suivante: Jean-Claude Pelletier a 19 ans. Il étudie la littérature allemande à Paris et découvre avec admiration le roman intitulé «D’Arsonval» d’un certain Archimboldi, écrivain mystérieux que va traquer Pelletier. Et à qui est dédié le roman de Mbougar Sarr? Au malheureux Yambo Ouologuem que je n’ai pu arracher de mon esprit en pensant à Elimane, le mystérieux écrivain sur les traces duquel va se lancer Diégane. Et voilà. Le roman n’est pas commencé que dès la dédicace et la citation, l’imaginaire est en mouvement. Les fictions de Bolaño, la biographie de Ouologuem. Enfin, j’arrive enfin à la première page, l’esprit en ébullition. Premier paragraphe, référence à Octavio Paz et à son magistral «Laberinto de la soledad», le labyrinthe de la solitude qui s’interroge sur l’identité mexicaine, sur l’identité. Deuxième paragraphe, qui se conclut ainsi: « sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir.” Ce qui conclut vraiment ce roman. (Désolé, j’ai raconté la fin) Dès le deuxième paragraphe. Je trouve ça très osé et très fort. Il ne s’agit pas de pessimisme, il ne s’agit pas non plus de la réalité, cette maxime lance le lieu de l’action qui est: l’incertitude. À présent, nous allons voguer. Nous allons rencontrer le roman lumineux et maudit de T.S. Eliot… pardon, de T.C Elimane qui copie Borges. Elimane est le véritable auteur des textes plagiés, mais personne ne s’en rend compte parce que Borges n’a pas encore écrit le Quichotte, pour faire court, et personne ou presque ne comprend la grandeur du «Labyrinthe de l’inhumain» (comme personne ou presque après 68 n’avait compris «Le devoir de violence».) Mais qu’est-ce qu’une œuvre littéraire? Que faut-il lui sacrifier? Vous me répondrez, et le sexe dans l’histoire? Le sexe est heureux car le monde est d’abord saisi avec le corps. Le corps est l’expérience première du vivant, alors pourquoi se priver des plaisirs de la chair? J’ai tout de même compris qu’un personnage fait le lien entre sexe et amour. Un seul. Je me suis dit bêtement: il y a encore de l’espoir de ce côté-là.

    Si par hasard ou suivant un invisible destin vous êtes écrivain, vous allez adorer ce roman. Il parle de nous à chaque page, de nos interrogations, de nos aspirations, de nos souvenirs, de notre histoire personnelle, de nos échecs, de notre inconscient. Ce roman ambitieux, sublime, est fort, très fort. On s’incline devant l’artiste qui a osé.



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Voici ce que j'ai écrit pour le journal 20 Minutes et qui sera publié fin octobre:

Citation:
«Les gens veulent qu’un livre parle nécessairement de quelque chose. La vérité, Diégane, c’est que seul un livre médiocre ou mauvais ou banal parle de quelque chose. Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout.»

Il faut lire ce livre...

Parce que ce roman se lit un peu comme une enquête policière. Le lecteur suit la quête de Diégane qui est celle de découvrir qui est ce fameux T.C. Elimane, auteur d’un roman qui connut son heure de gloire en 1938 et qui sombra dans l’oubli. Avec Diégane, le lecteur traverse les époques historiques: la Première Guerre mondiale qu’aurait faite le père du mystérieux écrivain; la Seconde Guerre mondiale où ont péri des personnages. La décolonisation. La dictature en Argentine…

Parce que l’auteur nous invite à un voyage littéraire. Il rend hommage entre les lignes à un grand écrivain qui a bel et bien existé et qui connut, un peu comme T.C. Elimane, la gloire et le déshonneur après avoir publié un roman extrêmement puissant qui lui vaudra le prix Renaudot en 1968. Le roman s’intitule :«Le devoir de violence», et l’auteur malien un peu oublié aujourd’hui est Yambo Ouologuem. D’autres hommages sont également rendus à Roberto Bolaño, à Jorge Luis Borges, à Ernesto Sábato, à Ahmadou Kourouma ou à Sami Tchak, entre autres.

Parce que ce roman pose la question du destin de l’écrivain, et du destin du texte. Si Diégane cherche à découvrir ce que fut la vie de T.C. Elimane, il interroge également les sources: témoignages, lettres, journaux, critiques littéraires, photographies, et la question de la vérité historique se pose constamment. De plus, lorsqu’il s’agit d’un roman, se pose également la question de la lecture, de la bonne et juste lecture que souhaiterait l’auteur.

Parce que l’écriture est un voyage. L’auteur varie la longueur de ses phrases selon la situation. Il joue avec les niveaux de langues un peu comme le faisait Louis-Ferdinand Céline. Il n’hésite pas non plus à convoquer les fantômes. Il pose souvent une question et propose aussitôt deux ou trois alternatives, pour ne pas dire réponses car c’est davantage un principe d’incertitude qui fait progresser la narration. À la fin du livre, le lecteur comprend qu’aucune vérité n’est universelle et que l’incertitude est aussi douloureuse que grandiose.

L’intrigue

Diégane Latyr Faye, un jeune écrivain sénégalais découvre à Paris un chef-d'œuvre oublié publié en 1938. Ce roman s’intitule : «Le labyrinthe de l’inhumain.» Diégane se lance alors à la recherche de son mystérieux auteur, T.C. Elimane.

L’auteur

Mohamed Mbougar Sarr est né en 1990 au Sénégal. Il étudie en France. Il a reçu plusieurs prix littéraires. «La plus secrète mémoire des hommes» est son quatrième roman.

Comment j'ai ressenti ma lecture...

J’ai d’abord été intéressé par l’intrigue, par l’enquête, je veux découvrir qui est ce fameux T.C. Elimane, mais j'ai surtout été ébloui par le propos philosophique (entre autres) sur le destin. Enfin, le style littéraire est envoûtant. Un roman important, bouleversant. Qui touche à l'intime.

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Journal de lecture

Journal de lecture du roman de Mbougar Sarr: «La plus secrète mémoire des hommes».

Mercredi 6 octobre, le journal 20 Minutes (pour lequel je ponds de brèves chroniques littéraires) me propose de choisir un roman dans la deuxième sélection du Prix Goncourt 2021. La voici:

Christine ANGOT, Le Voyage dans l'Est, Flammarion
Anne BEREST, La carte postale, Grasset
Sorj CHALANDON, Enfant de salaud, Grasset
Louis-Philippe DALEMBERT, Milwaukee Blues, Sabine Wespieser
Agnès DESARTHE, L'éternel fiancé, L'Olivier
Clara DUPONT-MONOD, S'adapter, Stock
Abel QUENTIN, Le voyant d'Étampes, L'Observatoire
Mohamed Mbougar SARR, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey/Jimsaan
Tanguy VIEL, La fille qu'on appelle, Éditions de Minuit

Bien sûr, je choisis « La plus secrète mémoire des hommes» que je veux lire depuis longtemps mais qui n’est pas encore distribué au Québec. Je ne l’ai donc pas encore acheté, ni lu. J’aurais aussi aimé lire le Dalembert mais je devais faire un choix. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je reçois le lendemain la version… pdf, électronique du livre. Nooon! Je déteste lire à l’écran. J’imprime donc les 460 pages, je range le gros paquet de feuilles perforées dans un classeur et je commence à le lire. C’est lourd à trimballer dans le sac à dos en plus de mes affaires habituelles: appareils photos, chargeur de batterie, objectifs, nourriture, café, autre roman, parapluie, stylo, clefs, téléphone, ordinateur portable… Je lis dans l’autobus, dans le métro, à la patinoire avant le match de ringuette de ma fille, dans ma voiture, dans mon salon, sur mon lit. Je me rends très vite compte que je ne suis pas obligé de transporter le livre entier, qui est redevenu une sorte de manuscrit, l’ultime étape des épreuves avant impression. Il n’est pas relié. Donc, le matin, j’évalue le nombre de feuilles que je vais être capable de lire en une journée et ne prends qu’un petit paquet. Le manuscrit est devenu une sorte d’horloge, ses pages divisent ainsi le temps. Aussi, en transportant avec moi un passage du texte, passage situé au milieu du livre, le livre qui n’en est plus un se trouve écartelé et pire, chaque page a repris sa liberté de feuille, chaque feuille comportant sa propre histoire. Même ,il m’arrive d’écrire un commentaire dans la marge, de transformer la page en palimpseste, un peu comme ces incunables du Moyen-Âge. Il a fallu attendre hier soir, le 11 octobre pour que le manuscrit soit réunifié après avoir été lu, pour qu’il redevienne un. Un presque livre. Que je vais bientôt jeter au recyclage car l’édition originale en papier et reliée devrait être disponible cette semaine à Montréal et je vais l’acheter pour environ 50$ canadiens à la librairie Archambault car j’ai gardé ma carte-cadeau offerte par mi amorcita Sandra pour la fête des pères en juin dernier. Ce journal de lecture est terminé non j’ai pris des photographies laissez-moi les chercher…..





jeudi 7 octobre 2021

«Un tueur sur mesure», de Sam Millar

Lu: «Un tueur sur mesure» («The Bespoke Hitman», en anglais d'Irlande du Nord) traduit magnifiquement par nul autre que Patrick Raynal, éditions Métailié. Il sort aujourd'hui en France. (7 octobre 2021)



Je lis Sam Millar toujours avec un immense plaisir et je me dis que la violence de ce roman est un peu l’écho de la véritable violence qu’a dû endurer l’auteur lors de sa jeunesse en pleine guerre civile entre les Républicains irlandais et le Loyalistes britanniques des années 1970 à 2000. Je regardais ces événements à la télévision. D’un côté, l'armée britannique dans les rues de Belfast, fusil au poing, des hélicoptères de surveillance sans arrêt dans le ciel, je me souviens, il y avait toujours ce bruit des hélicoptères lors des reportages. Et en face une population assiégée qui se défendait comme elle pouvait, qui répondait à la violence par sa propre violence. Une guerre civile à armes inégales. Pauvre Irlande du Nord. J’ai toujours pris parti pour les Irlandais du Nord, pour les Républicains. Parce que ce que je voyais à l’époque était inadmissible: une force d’occupation qui tirait sur une population assiégée. Moi, je voyais ça à la télé mais Sam Millar habitait Belfast, il était jeune et révolté, et il a payé très cher son engagement: 7 ans prisonnier politique à la terrible prison de Long Kesh. Et quand je le lis, ce n’est pas la vengeance qui domine dans ses romans policiers, ce n’est pas la pure violence ou l’absurdité des destins, non, c’est l’humour, la bienveillance (son personnage de Karl Kane est si attachant!), c’est, ô paradoxe pour un genre noir, l’humanité. Ses romans de plus en plus noirs sont lumineux.

https://www.20minutes.fr/arts-stars/livres/3127623-20211007-tueur-sous-pluie-sam-millar-bijou-humour-noir-terriblement-jouissif


« À l’extérieur de la charmante maison individuelle, la nuit était comme une armée de vieillards sans âmes et en haillons. Une sale pluie cognait contre les fenêtres, comme des ongles tambourinant dans un cercueil. Ou deux. C’était pour l’instant le seul bruit, à un moment où les frontières avaient été tordues et abandonnées, où la dynamique du pouvoir avait été passée au hachoir.»

Parce que
l’auteur tisse habilement plusieurs enquêtes. Le lecteur suit ainsi plusieurs personnages à travers lesquels il comprend qu’en Irlande du Nord, si la guerre entre Républicains et Loyalistes a officiellement cessé en 1998, les rancœurs persistent et les survivants de cette époque ne sont pas tous des enfants de chœur, loin s’en faut. Du reste, une phrase au début du roman résume bien cette idée: «L’IRA et l’armée britannique acceptaient d’arrêter de se tirer dessus, mais pas mal de gens trouvaient que la paix était un concept très inquiétant.»

Parce que
l’auteur pousse ses personnages à l'extrême, ce qui crée une tension incessante, comme si chacun continuait de vivre en état de guerre, ou de siège. Nul n’a oublié de quel côté il combattait entre 1969 et 1998, et cette tension persiste, même si elle s’exprime à présent dans un contexte purement policier. La vengeance personnelle est finalement le moteur de l’intrigue.

Parce que
ce roman est d’une noirceur absolue. Les scènes violentes (braquage, tabassages, enlèvements, tortures, exécutions, explosions) sont ponctuées par des dialogues caractéristiques du genre policier et teintés d’un humour dévastateur. Et pas un jour ou une nuit sans pluie. Cette oeuvre magistrale est un petit bijou d’humour noir terriblement jouissif.

L’intrigue

Un soir d’Halloween, trois repris de justice maladroits déguisés en loup décident de braquer une banque... aux coffres vides. Par hasard, un client bavard se fait assommer et voler sa valise qui, elle, ô miracle, n’est pas vide. Les propriétaires de ladite valise décident de la récupérer en douce, la police mène l’enquête et tout est vraiment mal parti pour nos trois malfaiteurs.

Les personnages

Les trois braqueurs de banque: Charlie Madden, Jim McCabe et Brian Ross. L’inspecteur Harry Thompson; l’agent Robert Boyd. Un groupe de «citoyens préoccupés» (et très préoccupants): Conor O’Neil, George Magee, Barney Dennison et Seamus Nolan.

Les lieux
Belfast, Irlande du Nord

L’époque
Tout début du XXIe siècle

Ce roman est une merveille d’humour noir, de références aux genres populaires et, pour les amateurs du genre, un ravissement total.

L’auteur
Sam Millar est né à Belfast. Il a fait de la prison en Irlande du Nord comme activiste politique et aux États-Unis pour le fameux casse de la Brinks. De retour au pays, il écrit des romans policiers. Il est traduit dans plusieurs langues.

mardi 28 septembre 2021

Entretien avec l'écrivain Alain Raimbault (juillet 2021)

Le site littéraire Plimay publie un entretien que je lui ai accordé en juillet 2021.

https://plimay.com/alain-raimbault-des-lecole-primaire-jecrivais-des-histoires/ 




Né à Paris en 1966, Alain Raimbault est un écrivain français émigré au Canada en 1998. Résidant au Québec depuis en 2011, il partage son temps entre l’enseignement et la littérature. Auteur d’une trentaine de livres dont « Effacé » (2018) et « Sans gravité » (2020), ses deux derniers ouvrages parus au Québec, aux Editions l’Instant même. En 2006, il a obtenu le « Prix Grand-Pré » pour l’ensemble de son œuvre, et, en 2007, le « Prix Émile-Ollivier » et le « Prix de mérite pour un artiste établi ». À travers cet entretien, la rédaction de Plimay interroge l’auteur sur sa vie ainsi que son rapport à l’écriture.


Plimay : Qui est Alain Raimbault ? (Parlez-nous un peu de votre vie !)

Alain Raimbault : Pour commencer, d’un point de vue officiel, je suis un Français né à Paris en 1966 qui a émigré au Canada en 1998, en Acadie de la Nouvelle-Écosse et qui s’est installé au Québec, rive sud de Montréal en 2011. Je suis à présent franco-canadien. Ce détail sur ma vie, ces émigrations successives mettent en relief combien l’identité d’un individu est en perpétuel changement, en un flux ininterrompu de déplacements, de rencontres qui modifient l’être intime. Je dirais que j’ai une vie bien ordinaire en apparence, avec femme et enfants, et un travail bien ordinaire lui aussi. J’étais enseignant de français en France dans une école secondaire, je le fus également en Nouvelle-Écosse et je le suis encore au Québec. J’ai décidé de poursuivre une carrière en enseignement car j’ai toujours aimé l’école, un peu comme un enfant qui redoute le monde extérieur, je n’en suis jamais sorti. Aussi, ce travail promet des surprises quotidiennes car avec les élèves, on ne sait jamais ce qui va arriver, le pire comme le meilleur. Avec les élèves et avec leurs parents qui ne sont parfois pas du tout raisonnables. L’ennui, je ne connais pas. J’aurais pu choisir la carrière d’écrivain mais je regarde autour de moi les collègues qui l’ont choisie et quelle est leur vie? Ils passent leur temps à animer des ateliers d’écriture dans les écoles, ils vont rencontrer leurs lecteurs au diable vauvert et ils sont obligés d’écrire et de publier beaucoup pour espérer joindre les deux bouts à la fin du mois. Sans oublier les dossiers de demande de bourse à la création qu’ils passent des heures à remplir tous les ans, bourses qu’ils n’obtiendront probablement pas. Moi, j’ai choisi la liberté. J’écris si je veux, quand je veux, sur les sujets que je choisis. Il est vrai que j’aimerais davantage rencontrer mes lecteurs mais on ne peut pas tout avoir. Ma carrière d’enseignant m’offre enfin cette absence totale de pression financière qui m’obligerait à agir.

D’un point de vue plus artistique, je suis avant tout un poète. La poésie est le summum des arts littéraires selon moi. J’essaie d’écrire de la poésie, toujours, partout. Je suis également un grand lecteur qui adore la littérature haïtienne, Jacques S. Alexis étant mon auteur préféré mort, hélas, en héros, et la photographie me passionne. Ma vie? Famille, lecture, écriture, enseignement. Mes rêves (mes obsessions)? Écrire des livres. Aujourd’hui en 2021, j’en ai publié 31. J’en ai écrit beaucoup plus. J’en écrirai d’autres.

P. : Comment expliquer votre rencontre avec la littérature ?

A.R. : J’ai rencontré la littérature quand j’ai rencontré mon premier mot, en très bas âge. Dès qu’il y eut mot pour moi, il y eut une histoire. J’ai toujours vu de la littérature partout, tout le temps. Je ne sais pas si on peut parler de « rencontre », plutôt de présence. Et cette vision des mots est absolument inexplicable. Les mots sont là. Je dois les utiliser pour écrire des histoires. Cette pulsion d’écriture, je la ressens depuis que je suis très petit. Dès l’école primaire, j’écrivais des histoires, mes maîtresses m’encourageaient. J’ai donc continué pour elles, et aussi pour moi. Je suis mon premier lecteur, surpris par ma création. Car qu’est-ce qu’une œuvre littéraire? Un objet poétique qui apparaît là où il n’y avait rien. Personne ne m’oblige à écrire. Si je n’écris pas, personne ne s’en rendra compte. Si vous, lecteur, n’écrivez pas, qui va s’en rendre compte? Ma littérature a toujours été en moi avec cette urgence de vouloir sortir, d’être violemment écrite, d’être montrée, d’être publiée. J’ignore pourquoi. C’est comme ça. J’ai toujours su que j’allais publier des livres et les nombreuses lettres de refus que j’ai reçues des éditeurs entre mes 16 ans et mes 34 ans ne m’ont jamais trop intéressé. Moi, j’écris, s’ils ne veulent pas me publier, cela ne me concerne pas, je ne suis pas éditeur me disais-je. Un jour, je le sais, je serai publié. Et cela est arrivé, comme prévu. Mon destin était écrit et je l’avais lu d’avance. Il a toujours été sous mes yeux. Cela m’apporte une grande sérénité. Le doute, l’angoisse du créateur, la peur de la page blanche, je ne connais pas. J’ai l’écriture heureuse.

La vraie rencontre est plutôt celle avec la littérature des autres qui écrivent beaucoup mieux que moi, fort heureusement. J’ai tant à apprendre. La liste des auteurs que j’admire risque d’être très longue. J’ai commencé par aimer les classiques du XIXe siècle français, grâce à l’école. Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Stendhal, Balzac, Jules Verne, Zola… Puis les classiques du XXe siècle français: Céline, ah, oui, Céline, un homme détestable à l’écriture admirable, Céline! Puis Saint-Exupéry, Camus, Alain-Fournier, Apollinaire… Et enfin les classiques du XVIIIe français: Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu et l’abbé Prévost. Sans oublier les auteurs américains: Salinger, Steinbeck, Hemingway, Dos Passos… Roman, poésie, mes genres préférés. Je lisais aussi beaucoup de biographies historiques avant 18 ans. Avant l’université. L’âge idéal pour lire. Ensuite, la magie se perd car on a vécu et l’on comprend mieux. On imagine moins. On se souvient davantage. On imagine peut-être mieux aussi mais on y perd un peu de magie. Voilà, la littérature doit rester magique. Sans magie, point d’œuvre.

P. : Vous êtes l’auteur d’un recueil de nouvelles intitulé « Sans gravité », paru au Québec aux éditions de L’Instant Même. De quelle gravité s’agit-il effectivement dans ce recueil ? Pouvez-vous nous parler du contexte de création de ce livre ?

A.R. : J’avais déjà publié des nouvelles dans diverses revues littéraires. Le genre m’est familier. Et je suis un lecteur de romans policiers depuis très longtemps. J’ai toujours rêvé (les écrivains sont de grands rêveurs) d’écrire un roman policier, cependant je ne connais pas le milieu policier et je ne me voyais pas inventer un détective privé stéréotypé, rempli de clichés. Je ne me suis jamais senti les épaules assez larges pour jouer dans cette cour. Alors, j’ai opté pour une forme intermédiaire, la nouvelle. Cette forme me plait beaucoup car je suis quelqu’un de peu de mots. Elle me permet également de passer d’un sujet à un autre sans aucun problème, et elle me donne la possibilité d’explorer différents styles d’écriture, de multiplier les personnages et les lieux. Aussi, le genre est annoncé. « Sans gravité », ce sont des contes cruels, des nouvelles noires. Le lecteur est prévenu. Je me permets donc d’aborder en toute quiétude différents genres littéraires: le polar, la sf et l’horreur. On meurt en masse et au détail dans ce recueil. La gravité est donc celle de notre présence au monde, de notre fragilité. Les raisons pour tuer sont variées et inadmissibles pour le commun des mortels: jalousie; chantage; religion; politique; appât du gain… Ce livre n’interroge pas la mort mais plutôt le sens de la vie. La réponse que j’apporte frôle l’absurde. Les victimes meurent pour rien. Si leur mort n’a pas de sens, alors quel sens donner à l’existence? Les romans policiers ont remplacé les contes de Grimm de notre enfance. Les ogres, les loups, les géants ont changé de nom mais le principe reste le même. Nous continuons de lire des contes cruels. Et d’en écrire.

P. : Vous êtes aussi romancier. Pourquoi le choix du roman comme moyen d’expression ? Privilégierait-il davantage le déploiement de votre discours sur la vie, votre interprétation du réel par rapport aux autres genres littéraires ?

A.R. : J’ai commencé par publier de la poésie et des nouvelles dans des revues littéraires. Ce sont des formes courtes. Les romans que j’envoyais aux éditeurs étaient systématiquement refusés. Puis j’ai émigré au Canada et j’ai commencé par publier des livres de littérature jeunesse. Là aussi, des formes courtes. Je commençais à me sentir à l’aise dans ce nouveau genre pour moi quand un éditeur chez Hurtubise à Montréal, Jacques Allard, me demande de lui écrire un roman pour sa collection en littérature générale. Donc, revenir à la forme longue avec laquelle je n’avais eu aucun succès en France. Je me rends compte soudain que cela fait une dizaine d’années que je n’écris plus de roman. J’hésite. Chat échaudé craint l’eau froide. L’année suivante, au salon du livre de Montréal, Jacques Allard revient à l’assaut. Alors, ce roman? S’il insiste, c’est qu’il croit peut-être en moi, me dis-je. Et je me lance. Ce sera «Roman et Anna », publié chez Hurtubise en 2006. Mon premier roman en littérature générale.

Le roman n’est pas un choix. Je pense que la forme, roman, nouvelle, poésie, biographie historique s’impose d’elle-même. D’abord, j’ai une idée de livre en tête, comme tout le monde, mais on n’écrit pas avec des idées, on écrit avec des mots. Et je découvre la forme quand j’ai écrit les mots. J’écris d’abord, je regarde ensuite à quoi l’œuvre ressemble.

Le roman permet peut-être aux personnages d’évoluer beaucoup plus que dans une nouvelle mais il reste pour moi un long poème masqué. Je peux parler entre les lignes beaucoup plus longtemps que dans les autres genres. Ne pas oublier, je suis avant tout poète. Ce qui m’intéresse est ce qui n’est pas dit. Je n’aime pas les livres bavards. J’essaie d’écrire des livres qui parlent peu et qui murmurent beaucoup. Je ne suis pas romancier. Quand je publie un roman, je trompe mon monde. L’avantage du roman est qu’il est beaucoup plus lu que le recueil de poésie. Qui lit de la poésie? Les poètes. Tout le monde lit des romans.

P. : Que peut la littérature contre l’ordre actuel du monde ?

A.R. : L’ordre actuel du monde est le triomphe catastrophique du libéralisme sauvage aux dépens du peuple. Chaque pays gère la catastrophe à sa façon. La littérature aide à vivre parce qu’elle offre un discours inattendu, poétique, impossible, artistique. Elle montre que nous ne sommes pas seulement des victimes d’un système mais aussi des êtres lumineux capables de beauté. Elle apporte un sens rassurant, habituellement invisible dans le discours du quotidien. Elle dit mieux que quiconque que nous sommes humains. Elle est ma respiration.

P. : Vous êtes un européen, plus précisément un écrivain français exilé sur le sol québécois. Comment vous sentez-vous sur cette terre étrangère ?

A.R. : Grande question. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’exil pour ce qui me concerne. J’ai émigré volontairement en Nouvelle-Écosse et je n’ai rien fui. L’exil est un vaste sujet qui, heureusement je pense, ne s’applique pas à moi. Je n’ai jamais eu le statut de réfugié au Canada. Pour ce qui est d’écrivain français sur le sol québécois, j’aurais une petite remarque à faire. Le Canada n’est pas formé d’une seule et belle Nation tricotée serrée mais de mille communautés. En 1998, je suis passé d’une Nation centralisatrice à outrance à un pays gigantesque formé de provinces et de territoires, peuplé de Nations autochtones, de communautés anglaises et françaises, françaises et acadiennes, et dont la culture au Nunavut n’a pas grand-chose à voir avec celle de la Nouvelle-Écosse ou de l’Alberta. Ainsi, comment me définir? En Nouvelle-Écosse, je suis un écrivain français de France, mais aussi canadien, et acadien puisque j’écris et que je publie en Acadie. Et lorsque j’arrive au Québec, qui suis-je? Un écrivain québécois? À partir de combien de temps peut-on être considéré comme Québécois? Car j’écris et je publie au Québec. Je suis donc au Québec un écrivain franco-canado-acadiano-québécois ? Et est-ce qu’en quittant la France, je suis passé du statut d’écrivain français à écrivain francophone? Et si j’allais ensuite habiter en Saskatchewan?… Cette question met en évidence que l’identité d’un individu est en perpétuel changement, une couche identitaire s’ajoutant à une autre. Il faut faire simple. Je suis un écrivain qui écrit en français au Québec. Comment je me sens? J’ai eu la chance de m’intégrer à la société québécoise en quelques mois. Je suis arrivé en juillet 2011 et en avril 2012 j’obtenais un poste d’enseignant à temps plein dans une école publique. Mon intégration dans la société par le travail a été très rapide, j’ai eu beaucoup de chance si je me compare aux émigrants latino-américains par exemple qui doivent apprendre le français et retourner sur les bancs de l’école afin de trouver un emploi correspondant à leur formation d’origine. Je me sens très bien accepté par la société québécoise, je me sens vraiment chez moi, peut-être plus qu’en Nouvelle-Écosse où l’anglais était dominant. Au Québec, nous avons accès à une partie de la culture de la France, nous avons notre propre culture québécoise si variée, et nous avons aussi accès aux cultures anglaises des autres provinces et territoires, et même à la culture des États-Unis. La frontière passe à 30 minutes de route au sud de chez moi. Par temps clair, je vois par la fenêtre de ma chambre les monts Adirondacks de l’État de New York. Ma propre culture s’est élargie, j’ai dû apprendre l’anglais en Nouvelle-Écosse et je vois que cette langue est très présente, même au Québec. Maintenant, oui, je pense que je resterai un étranger, quel que soit l’endroit où j’habite parce que j’ai quand même déménagé souvent dans ma vie. L’avantage de cette situation est que tout me semble bien souvent exotique, inhabituel. J’ai souvent l’impression d’être en voyage, même si je franchis tous les jours le Saint-Laurent pour gagner mon travail, tous les jours je regarde le fleuve majestueux avec fascination. Les autres passagers de mon autobus sont d’ici. Ils ne lèvent pas le nez de leur écran de téléphone.

P. : D’autres projets d’écriture en cours ?

A.R. : Oui, toujours, toujours. Je suis en train de relire et de modifier le roman dont je viens de terminer la première version, le premier jet. Et je pense écrire une nouvelle qui sera ajoutée au recueil que mon éditeur devrait publier dans un ou deux ans. Je pense aussi écrire deux romans jeunesse. Voilà pour l’instant.

P. : Un conseil pour les jeunes lecteurs (rices) qui vous lisent sur cette plateforme littéraire ?

A.R. : Conseil de lecture? Quelques auteurs essentiels: Jacques S. Alexis; Yanick Lahens; Lyonel Trouillot; Louis-Philippe Dalembert; Edwidge Danticat; Frankétienne; Aimé Césaire; Ali Zamir; Blaise Ndala… Pour commencer.

Conseil pour écrire? Lisez, et faites-vous confiance. Il n’y a que vous qui puissiez dire qui vous êtes.

P. : Merci Alain Raimbault pour cet entretien.

Propos recueillis par Raynaldo Pierre-Louis


Je réponds par la suite à deux questions supplémentaires de Marco Sony Ricot: 

Que pensez-vous de la littérature haïtienne ?
Je ne connais pas vraiment l’histoire de la littérature haïtienne avant Jacques Roumain, lequel illustre à merveille le courant indigéniste avec son chef d'œuvre : «Gouverneurs de la rosée». Mais c’est avec «Compère Général Soleil», de Jacques S. Alexis que j’ai été fasciné, voire happé par cette littérature. Je connaissais un peu la littérature latinoaméricaine du fameux boom des années 60, mais lorsque j’ai découvert Jacques. S. Alexis, j’ai mieux compris les combats politiques menés alors dans cet espace des Caraïbes, et plus généralement en Amérique latine. J’ai mieux compris Gabriel García Márquez «Cent ans de solitude» grâce à la prose très poétique et engagée de Jacques S. Alexis. Il est ma porte d’entrée de cet univers littéraire. L’autre figure incontournable est Frankétienne. J’ai eu le bonheur de le rencontrer en 1998 à Royan, en France, et le personnage exubérant, total, grandiose, est à l’image de sa poésie car Frankétienne n’écrit que de la poésie, quoi qu’on dise. C’est le poète solaire d’Haïti, futur prix Nobel, je n’en doute pas. Je connais mal la poésie même si j’en lis régulièrement, et uniquement en français, je ne lis hélas pas le créole haïtien, mais je peux dire que tous les écrivains haïtiens sont des poètes. Ça, c’est une certitude. On peut créer une frontière artificielle entre les écrivains qui sont restés en Haïti et ceux de la diaspora mais cela n’a aucune importance. Haïti est dans leurs écrits. La vraie patrie du romancier est sa langue. Je passe beaucoup de temps chaque année à lire les écrivains haïtiens parce qu’ils me parlent directement. On dit qu’en art, le vrai a remplacé le beau. Dans cette littérature, le vrai côtoie le beau et bien souvent le sublime car les écrivains haïtiens savent faire vibrer les mots. J’ai trouvé mon chez moi littéraire en franchissant la porte ouverte par Jacques S. Alexis. Je pense aussi que, comme le font très bien Gary Victor et Rodney Saint-Éloi, il faudrait encore plus donner la parole aux jeunes poètes, aux jeunes écrivains. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
Quels écrivains haïtiens lisez-vous?
J’essaie de lire les auteurs publiés en français dans l’année. Par exemple, ma grande découverte de 2021 est le poète Jean d’Amérique avec son si beau roman : «Soleil à coudre». L’histoire, d’une terrible violence, est contée dans une langue poétique, ce qui donne aussitôt plusieurs niveaux de lecture. Le roman se fait conte, parabole, poème. En 2017, j’avais aussi beaucoup aimé «Rapatriés» de Néhémy Pierre-Dahomey, et cette année je découvre avec fascination «Combats», dont l’action se déroule au XIXe dans la campagne haïtienne. La situation politique est totalement surprenante pour moi et là-aussi, cet auteur sait transformer le réel en fable cruelle. Je lis Yanick Lahens, ses récits, ses essais, ses romans. Je lis tout d’elle. Chaque lecture est un apprentissage et un ravissement. J’aime énormément Louis-Philippe Dalembert dont la phrase à la fois classique et baroque me rappelle la belle langue du XVIIIe siècle ainsi que la prose d’Alejo Carpentier. Je lis en anglais Edwidge Danticat, avec une préférence pour ses courts récits, malgré une petite faiblesse pour son roman «Krik? Krak!». Je lis Jean-Claude Charles au lyrisme désarmant. Je lis Dany Laferrière, comme tout le monde. Je lis Gary Victor dont l’inspecteur Dieuswalwe Azémard a l’art de mettre le nez dans tout ce qui ne tourne pas rond en Haïti. Je lis Émile Ollivier, Emmelie Prophète, René Depestre, Davertige, Bonel Auguste, Marvin Victor, Dieulermesson Petit Frère, Makenzy Orcel, Thélyson Orélien, Evains Wêche, Gary Klang et aussi, comme tout le monde, le romancier Lyonel Trouillot qui m’impressionne vraiment. Sans oublier Laënnec Hurbon. Pour commencer.